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Jeux en duo, danses vives à partager

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 1 juillet 2023

Danseuses et chorégraphes, Pauline Sonnic et Nolwenn Ferry aiment croiser dans leur travail la danse contemporaine avec d’autres pratiques. Les trois premières créations de leur compagnie, C’hoari, nous amènent au contact des danses traditionnelles bretonnes, revisitées par une approche singulière. En duo, elles font ainsi une incursion dans l’univers du fest-noz avec Tsef Zon(e) créé en 2019, puis déplacent la danse dans les bars populaires avec Distro et sa version in situ, Barrez, en 2022. Leur travail éclot au plus proche de la vie quotidienne et prend son élan au contact de différents publics, jouant aussi bien en plein air que sur scène. Curiosité et vivacité animent leur écriture chorégraphique, et à l’occasion de la présentation de ces trois pièces aux Tombées de la Nuit à Rennes ce mois de juillet, elles nous racontent comment elles mènent ce travail en commun. 

Comment vous êtes-vous rencontrées et dans quel contexte avez-vous commencé à collaborer ? 

Pauline Sonnic : Nous nous sommes rencontrées au Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, où nous suivions la même formation en 2015. Notre promotion comptait une vingtaine de personnes venant de pays différents, Colombie, Chine, Portugal, Corée du Sud… Souvent, chacun.e partageait des éléments de sa propre culture, dans un désir de dialogue, de transmission. Cela nous a conduit à nous interroger aussi sur l’endroit d’où l’on vient, d’abord individuellement, puis nous avons découvert que l’on avait toutes deux un fort lien avec la Bretagne, alors nous avons commencé à échanger, à se rapprocher de cette culture qui nous a bercée petites et que nous avions un peu mis de côté à l’adolescence. Notre envie de collaborer et notre amitié sont nées à la fin de ces deux ans de formation. 

Par où avez-vous commencé le travail ensemble ?

Nolwenn Ferry : Lorsque l’on a créé Tsef Zon(e) nous étions en formation pour passer le diplôme d’état en danse contemporaine à Nantes. C’était un moment très théorique de notre formation, où l’on a eu besoin de retrouver le corps, de l’air et de la folie je crois, on a donc entamé la création de ce duo pour nous, et pour le partager aux ami.e.s au départ. Dans les formations pour être danseur.se interprète il est parfois difficile de trouver les projets qui font sens humainement et artistiquement, alors d’emblée nous nous sommes demandées comment on avait envie de partager le travail, ce qui a été libérateur, notamment dans la joie des liens créés avec le public. On se permet une liberté énorme, qui nourrit tout le temps notre travail. 

Pauline Sonnic : Le mouvement a été en effet la porte d’entrée de notre travail commun. Cette envie de passer par la pratique nous a rapproché des danses bretonnes. Nous avons assisté à des fest-noz, autant à Rennes que dans de petits villages, pour voir comment ce moment de rassemblement par la danse se vit à différentes échelles. Nous avons passé du temps à observer et à danser. Nous nous sommes rendues compte que ce qui nous intéressait par-dessus tout était le lien social fort que la pratique de ces danses crée entre les gens. Les relations se tissent et se nourrissent à l’échelle d’une soirée, les rencontres sont actives. Il nous est apparu que la danse pouvait être un moteur pour explorer les liens sociaux. 

Est-ce que la pratique des danses bretonnes faisait partie de vos vies lorsque vous étiez enfants ou adolescentes ?

Nolwenn Ferry : Enfants oui, nos parents nous amenaient dans les fest-noz. A l’adolescence on s’en est éloignées, et c’est en voyant d’autres cultures creuser leurs danses, leurs histoires que l’on a commencé à emprunter un chemin pour reprendre contact avec ces pratiques. Nous y avons redécouvert un mélange de générations, de profils qui se retrouvent dans les fest-noz. Depuis sa création en 2019 notre duo Tsef-Zon(e) est régulièrement programmé en première partie de fest-noz, on est donc vraiment en lien avec ce milieu-là et l’on en est ravies. 

Tsef Zon(e) signifie Fest-Noz à l’envers, comment avez-vous abordé cette création ?

Nolwenn Ferry : Je dois dire que l’on a abordé le fest-noz avec naïveté au départ, car même en y ayant évolué petites nous ne connaissions ni tous les pas, ni tous les codes. Pour créer ce duo nous avons joué à partir de ce que l’on observait dans les soirées, puis l’on décidait de faire tourner tel pas, de créer une répétition avec tel autre, de s’amuser à partir d’un vocabulaire. Nous nous sommes placées d’emblée dans une envie de jeu. Après coup nous nous sommes rendues compte que plusieurs de nos choix allaient à l’encontre de ce qui constitue la pratique, la règle, on exécute certains pas à l’envers par rapport à leur ordre habituel, notre écriture va à rebours, comme un détournement. Nous étions aussi vigilantes dès le départ à ne pas nous enfermer dans une catégorie, ce n’est pas parce que l’on est bretonnes que l’on fait des spectacles exclusivement sur la tradition bretonne, notre approche est tout aussi liée à la danse contemporaine.

Pauline Sonnic : Je crois qu’il était important pour nous de ne pas avoir tous les codes en main en réalité, pour garder une grande liberté de mouvement. Nous avons écrit Tsef Zon(e) pendant nos études, sans être au départ dans l’optique de monter une compagnie et d’imaginer pouvoir vivre de ce métier-là. Nous avons créé ce duo pour suivre notre curiosité, et le fait de ne pas posséder l’ensemble des codes nous a permis d’avoir de la liberté dans cette exploration. D’ailleurs, presque plus que sur les pas nous nous sommes basées sur les valeurs que nous avions ressenties dans l’espace des fest-noz : la puissance qu’il y a à danser ensemble, le contact, la force du cercle dans les danses collectives, une figure que l’on retrouve dans de très nombreuses danses traditionnelles. De plus, comme il est clair que notre écriture vient de la danse contemporaine, il n’y a pas de rapport à la notion de « mal faire », de mal reprendre un vocabulaire, ni d’être dans une appropriation. Au contraire, les spectateur.ice.s qui viennent en pensant voir de la danse bretonne apprécient de voir que les valeurs portées par ces danses sont toujours là, que la danse puisse être un outil de transmission. Personne ne nous a reproché de tout faire à droite alors qu’il fallait utiliser le pied gauche (rires)

La question des lieux où vous partagez vos pièces est un paramètre important, Tsef Zon(e) se joue aussi bien en plein air que dans les théâtres, Distro et Barrez explorent l’univers des bars, et se déplacent des bistros à la scène. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette volonté de déplacer la danse pour qu’elle soit partagée dans des endroits divers ?

Nolwenn Ferry : Au moment où nous sommes sorties du CNDC d’Angers nous étions en recherche de qui l’on était en tant que danseuses et chorégraphes, et nous avons voulu créer une pièce pour la rue, pour retrouver un contact avec le public et tester une autre façon de partager le travail, ce que l’on n’avait jamais encore fait. Une fois que Tsef Zon(e) était créée nous avons eu des demandes pour la jouer dans les théâtres et nous nous sommes rendues compte que cela fonctionnait aussi, en apportant autre chose et à la pièce et au public qui la découvrait. Notre envie est de penser chaque pièce pour la salle et pour la rue, car le rapport au public y est très différent et nous nourrit aux deux endroits. Il y a une part documentaire, presque sociologique dans notre travail, puisque nous récoltons des témoignages, filmons, photographions, pour s’inspirer de situations et de personnes rencontrées, et il est important pour nous de remettre ensuite cette matière en contexte en jouant in situ. 

Les créations de Distro et Barrez ont justement été nourries par un travail de terrain. Pourriez-vous nous raconter en quoi il a consisté ? 

Nolwenn Ferry : Nous nous sommes inspirées du livre Bistrot Breizh, dans lequel une bande d’amis cyclistes fait le tour de Bretagne en vélo, et recense les bars restés dans une forme d’authenticité, tenus par les mêmes personnes depuis de longues années. Nous avons suivi leur parcours pour aller voir l’ambiance dans ces petits bistrots qui se font plus rares dans les villages. Nous nous sommes vite rendues compte en suivant leurs traces qu’une partie des bars mentionnés étaient fermés, car personne n’avait repris.

Pauline Sonnic : Nous avons fait une petite tournée de ces bars pendant une semaine. Nous avons rencontré les tenancier.e.s, les client.e.s, discuté pour comprendre l’importance de ces endroits à travers le temps. On s’est imprégnées des ambiances, des matières, des odeurs et l’on a récolté des témoignages pour donner du rythme et de la couleur à la pièce. Nous sommes allées dans des bars que l’on considère comme conviviaux, authentiques, qui arrivent à réunir des gens de tous horizons, qui sont inclusifs. Cette notion d’inclusion est importante pour nous, c’est pour cela que l’on imagine toujours comment nos pièces vont créer un lien de communication avec le public. Au cours de la création de Distro plusieurs personnes nous ont touchées et ont directement influencé notre manière de bouger. Une tenancière au caractère bien trempé qui est derrière son comptoir, des gens très isolés ou parfois en détresse, des nuances de violence, d’intimité, du soutien, tout cela apparaît.

Nolwenn Ferry :
 Dans Distro et Barrez comme dans Tsef Zon(e) la dramaturgie suit l’évolution d’une soirée, une histoire se tisse peu à peu, elle passe par plusieurs relations que l’on incarne et que l’on traverse à deux, le tout dans une énergie vive et dans un esprit festif, de joie et de lâcher prise. Distro donne ainsi une autre couleur à l’endroit du bistrot je crois. Depuis que l’on danse la pièce je vois tout en chorégraphie dans ces espaces-là : les mouvements, les rythmes, et pour les personnes qui fréquentent les lieux d’habitude la lecture se décale aussi un peu. 

Pauline Sonnic : Il y a eu aussi l’exposition Bistro du Port-Musée de Douarnenez, ponctuée de témoignages de tenancier.e.s de bistrots dans la ville, où l’on a appris qu’il existait plus de 400 débits de boissons dans les années 1920 pour une dizaine aujourd’hui, alors que la population y a explosé. Il y avait presque un débit de boisson dans chaque immeuble, où les marins se rendaient une fois revenus à terre. Ce lien fort à la mer et la pêche fait partie de cette histoire aussi.

Nolwenn Ferry : On a aussi découvert que de nombreuses femmes tenaient ces bistrots historiquement, notamment parce que les hommes sont en mer. Leur présence est venue nuancer le ressenti que l’on peut avoir en tant que femmes lorsque l’on partage l’espace avec une majorité d’hommes au bar. Lorsqu’une femme est derrière le bar et gère la boutique elle est ancrée, ça change l’ambiance, la façon dont on s’y sent. Nous avons écouté des femmes parler de leurs grands-mères tenancières, c’est une force qui nous a intéressée.

Quelle ambiance sonore accompagne Distro et Barrez ? 

Nolwenn Ferry : La bande-son est composée de plusieurs matières différentes, dont celles que l’on a enregistrées. On entend les voix de personnes que l’on a mixées et montées ensemble, on entend aussi le son d’un plinn, cette danse martelée avec une mélodie répétée en boucle, ou encore la musique d’O’Stravaganza, un groupe qui joue Vivaldi mélangé à de la musique irlandaise, un son très pêchu et dynamique. Il y a aussi un travail de rythme à partir de bruits de tireuses, de chaises de bars, de couverts, composé par Thomas Bouetel. La scénographie, constituée d’un bar et de tabourets dans Distro sert aussi de support rythmique, on s’y appuie pour jouer de la percussion. On navigue ainsi à travers plusieurs univers différents.

Pauline Sonnic : La musique est composée d’influences bretonnes et irlandaises car le lien est fort entre les deux cultures. On compte de nombreux pubs irlandais en Bretagne, et c’est aussi à ces endroits-là que l’on trouve l’aspect à la fois authentique et inclusif dont nous parlions plus haut. C’est aussi quelque part rendre hommage à ces endroits, qui sont essentiels pour la vie d’un village, importants à garder ouverts pour le bien être et la vie sociale partagée.

Quels retours avez-vous entendu en jouant Barrez dans les bars ?

Pauline Sonnic : Ce sont beaucoup d’émotions partagées, des souvenirs qui remontent, souvent des larmes. Un spectateur est venu nous voir en nous remerciant et en exprimant le fait que son regard sur le bar comme espace de vie avez été changé par le prisme chorégraphique. 

Nolwenn Ferry : Plusieurs personnes nous ont dit en substance « Moi je n’y connais rien à la danse, mais j’ai été pris.e », parce qu’en quarante minutes on passe par une palette d’émotions, d’histoires, de tons différents qui peuvent embarquer des personnes qui se retrouvent là pour des raisons très différentes. Je crois que chacun.e fait son voyage et fait avec ses souvenirs et expériences. Comme la matière dansée s’appuie sur des attitudes observées, les témoignages recueillis nous avons été attentives à ne pas tomber dans le mime ou la théâtralisation, mais plutôt à creuser une vraie matière chorégraphique, qui va vers l’abstraction. On ne voulait pas non plus caricaturer l’espace du bar, il était donc important pour Distro et Barrez de poser d’abord le contexte, et ensuite l’habiter avec notre univers. 

Pourriez-vous m’en dire plus sur le vocabulaire chorégraphique de Distro et Barrez ?

Pauline Sonnic : Barrez signifie « bourrue » au féminin en breton, et nous avons rapidement imaginé jouer la pièce en déambulant entre les tables du bar. Elle est très écrite, mais le fait de nous déplacer permet de créer du lien, par des regards, certains gestes, et d’intégrer ces interactions à l’intérieur de la pièce au fur et à mesure qu’on la joue. Et bien sûr on est influencées par les gens présents, l’énergie du moment. Le risque est toujours que notre jeu devienne trop théâtral si l’on s’engouffre dans des moments d’improvisation trop vastes, alors on tient l’écriture comme la boussole de la proposition, pour rester dans la danse. Au départ, nous avions même imaginé une forme impromptue, que la proposition arrive par surprise au bistro sans que personne ne soit au courant. Mais comme nous visons de jouer dans des bars conviviaux, il y a forcément des habitué.e.s qui ont leurs marques, et il y a un côté un peu intrusif lorsque l’on débarque sans prévenir. Maintenant, c’est donc un rendez-vous, le public vient dans les bars, les habitué.e.s sont au courant et décident de venir ou non, un choix est possible, et une rencontre est donc possible entre les publics. C’est une façon d’être à l’écoute dans ce que l’on propose, de s’ajuster aux lieux. 

Nolwenn Ferry : La pièce est toujours différente en fonction de nos états, du public, de l’ambiance, on ne s’ennuie jamais. Elle est éprouvante à la fois dans l’émotion et physiquement, quelque chose de l’ordre de l’empathie avec le public se crée à chaque fois, une générosité se répond, nous avons besoin du public pour faire vivre la pièce, nous passons aussi par beaucoup d’émotions. C’est un échange, et le spectacle est vivant dans ces allers-retours. 

Distro, Barrez, Tsef Zon(e), création et interprétation Nolwenn Ferry et Pauline Sonnic, interprétation Alexandre Artaud, création musicale Kenan Trevien et Thomas Bouetel. Diffusion et communication, Thomas Bouetel. Photo @ Mikhael Brun.

Barrez, le 5 juillet 2023 aux Tombées de la nuit à Rennes
Distro, le 6 juillet 2023 aux Tombées de la nuit à Rennes
Tsef Zon(e), les 7 et 8 juillet aux Tombées de la nuit à Rennes