Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 14 mars 2020
L’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro a fragilisé le monde de la culture et les artistes brésilien·ne·s. Parmi les premiers touchés des mesures populistes de son gouvernement, Panorama, le plus grand festival de danse au Brésil. Malgré la place et le rayonnement international de cet événement dans le secteur de la danse brésilienne, l’édition 2019 a été annulée. Affirmant sa politique d’ouverture, le Centre national de la Danse invite Panorama entre ses murs. Le festival de Rio de Janeiro se délocalise et trouve refuge à Pantin du 5 au 21 mars. Pendant 3 semaines, plusieurs spectacles et tables rondes témoignent de la vivacité de la scène artistique brésilienne. Le danseur et chorégraphe Wagner Schwartz y présente sa performance Domínio Público avec Elisabete Finger, Maikon K et Renata Carvalho.
Vous vivez entre Sao Paulo à Paris. Vous tissez des liens avec la France depuis plus d’une quinzaine d’années. Comment la France est-elle arrivée dans votre parcours ?
En 2004, lors du Festival Panorama dirigé par Nayse Lopez à Rio de Janeiro, j’ai été invité à présenter ma performance solo Transobjeto. Le chorégraphe Rachid Ouramdane, qui présentait son solo Les Morts Pudiques, a vu mon travail et m’a proposé de participer à sa nouvelle création, Cover, dans laquelle il souhaitait penser le Brésil à partir de la figure du « métis contemporain ». J’ai accepté et je suis venu à Paris l’année suivante pour travailler avec lui et deux autres artistes brésiliens, Carlos Antônio dos Santos et Fauller. Au fil des années, j’ai travaillé sur deux pièces du metteur en scène Yves-Noël Genod, avec les cinéastes Judith Cahen & Masayasu Eguchi, l’artiste Pierre Droulers, l’autrice Béatrice Houplain, qui m’a accompagné dans la traduction de mon livre Jamais ensemble mais en même temps / Nunca juntos mas ao mesmo tempo (Edition Nós) et plus récemment avec le danseur et chorégraphe Lorenzo De Angelis avec Playlist créé pendant la dernière édition de Camping au CND à Pantin. Cette création est d’ailleurs programmée pour une tournée au Brésil en avril/mai.
Du coup d’État de 2016 à l’élection de Jair Bolsonaro en 2018, la culture au Brésil a été durement été malmenée ces dernières années. Comment (sur)vit la communauté des danseur·se·s et performeur·se·s du Brésil ?
Depuis les débuts de la danse contemporaine en tant que langage artistique à part entière, la communauté des danseur·se·s et performeur·se·s du Brésil a toujours appris à survivre grâce à un public réduit mais fidèle. A part une ou deux grandes compagnies, auparavant parrainées par des entreprises privées et qui ont perdu leurs mécènes, aujourd’hui supprimés, les artistes indépendant·e·s ont toujours eu besoin de se débrouiller seul·e·s afin d’obtenir un soutien pour leurs projets. Beaucoup d’entre eux·elles recherchent des écoles, des festivals, des institutions nationales et internationales pour produire, encourager, soutenir leurs nouvelles créations. Le Brésil n’est pas encore tout à fait un pays indépendant, il demeure un pays où le poids de la colonisation est fort et très prégnant. Et, en tant que colonie, il finit par importer et exporter ce qui intéresse ses maître·sse·s. Évidemment, le Coup d’État n’a en rien modifié cette situation.
Quel fut l’impact de cet événement sur la communauté de la danse à São Paulo où vous résidez ?
La danse contemporaine n’occupe pas une grande place dans les grands médias au Brésil, elle touche très peu le grand public. Je dis cela pour insister sur le fait que la détérioration professionnelle de cette communauté n’a pas commencé après le Coup d’État de 2016. Cela n’a fait qu’empirer une situation déjà existante. À São Paulo, par exemple, il existe un fonds municipal, Fomento à Dança, créé par des artistes indépendant·e·s locaux·les. São Paulo est la seule ville du Brésil qui dispose d’une loi qui promeut la danse depuis 2005. Ce fonds soutient une partie des artistes indépendant·e·s en garantissant leurs projets pendant deux ans. Ce dispositif était en cours de révision par les équipes municipales précédentes parce qu’il nécessitait des ajustements. A partir de 2017, la gestion du nouveau maire João Doria (Centre-droit, ancien soutien de Bolsonaro, ndlr.) entre en conflit avec la procédure d’appel d’offre, imposant une réduction budgétaire, une réorganisation des jurys, etc. Cette atteinte fut qualifiée de « séisme » pour les membres de l’opposition et « démocratique » pour les allié·e·s de son parti.
Et dans les autres États brésiliens ?
La Fondation Nationale des Arts, basée à Rio de Janeiro, a soutenu de 2006 à 2015 le Prix Funarte Klauss Vianna qui soutenait la création et la circulation de spectacles sur tout le territoire national. Aujourd’hui, ce prix a été mis en sommeil par manque de fonds, en raison de la crise qui a éclaté au Brésil après la destitution de la présidente Dilma Rousseff. De plus, la situation à Rio est aujourd’hui encore plus compliquée car une classe de politicien·ne·s évangéliques au pouvoir neutralise toute forme d’art qui ne respecte pas les préceptes chrétiens. En général, les artistes de Rio travaillent soit grâce à un soutien international soit grâce à leurs fonds propres. Les autres États brésiliens ont encore moins de soutien que ces deux grandes villes et dépendent des dispositifs lancés par les institutions et les banques privées pour mener à bien leurs projets. Malgré cette précarité budgétaire, ils parviennent à garantir la continuité de leurs festivals.
Des institutions parviennent-elles cependant à résister à cette crise du secteur culturel ?
Il existe une importante institution brésilienne appelée Sesc (Service Social du Commerce) qui garantit, depuis 1946, la production et la diffusion artistiques et culturelles nationales. Le Sesc est une institution privée, gérée par des hommes d’affaires du commerce des biens, des services et du tourisme, qui porte des activités partout au Brésil, orientée principalement vers le bien-être social de ses employé·e·s et de leurs familles, mais plus généralement accessible à toute la société. Elle opère dans les domaines de l’éducation, de la santé, des loisirs, de la culture et de l’assistance et a réussi à garder une certaine neutralité vis-à-vis du Coup d’État. Le Sesc subit la pression de l’opposition, mais maintient sa programmation. Cette année par exemple, FarOFFa, le Circuit Parallèle des Arts de São Paulo est né. Il s’agit d’un circuit totalement indépendant, sans soutien financier d’institutions privées ou publiques, organisé par le bureau de production Corpo Rastreado. Plusieurs acteur·rice·s, performeur·se·s, danseur·se·s ont décidé de faire partie de ce circuit pour garder leurs œuvres visibles, au détriment de la politique morbide du gouvernement actuel.
Comment le milieu de la danse (sur)vit-il ?
La culture et l’art brésiliens ont toujours survécu face aux événements destructeurs. Le génocide, la dictature, la volonté d’effacer l’Histoire, ont créé un réel traumatisme psychologique, moral et politique collectif. Au milieu de tout cela, la danse brésilienne (et je pense que le terme « la danse » dans un pays d’une telle immensité, doit être nuancé) a toujours su trouver des moyens d’agir dans ce gouvernement comme d’autres. Bien sûr, dans un gouvernement d’extrême droite, la volonté de précariser la danse est très présente, mais sous d’autres gouvernements, malgré le soutien que nous avons reçu, nous avons dû être attentif·ve·s aux réductions de subsides, à la disparition de certains dispositifs publics. Cela fait partie de la pratique de la communauté de la danse au Brésil : il faut toujours trouver de nouvelles façons de travailler. Donc, nous pourrions dire que nous sommes prêt·e·s pour ce moment, puisque notre pratique de création implique des mouvements politiques en dehors du système public. Mais jamais un gouvernement n’avait utilisé l’ignorance pour diriger un pays. Des précédents ont gouverné par la violence, la corruption ; celui-ci, gouverne par la stupidité. Et la stupidité est une caractéristique qui s’intègre facilement. Ce gouvernement actuel parvient à détruire à grande vitesse les projets que nous avons créés durant les années où nous avions un peu de souffle. Il n’est pas encore possible de dire que nous avons déjà trouvé une façon de gérer ce système, nous apprenons à gérer le temps de la stupidité.
Ce contexte génère-t-il une nouvelle forme de danse – ou de travail – plus militante ?
Le contexte politique du territoire brésilien défavorise la pensée politique, il n’est pas préparé à recevoir ses propres manifestations culturelles et esthétiques. Par peur de devenir invisible, peu d’artistes deviennent militant·e·s. Beaucoup de ces quelques personnes, parmi lesquelles des Noir·e·s, des Indien·ne·s, des transgenres et autres, ont déjà été rendues invisibles par le racisme, par la transphobie structurelle brésilienne, elles ne sont pas devenues militantes, elles sont nées militantes. Au Brésil, contrairement à la perspective existentialiste de Simone de Beauvoir en France qui s’inscrit contre toute forme d’essentialisme, on n’a pas le temps de soutenir la transformation : ou ces sujets naissent militants, ou sont avortés rapidement. Les corps dissidents travaillent pour exister dans une culture vue par une logique hipster, théocentrique, épistémologique américaine et européenne. Bien sûr, on pourrait dire qu’il y en a des milliers, et il y en a vraiment, mais en raison de l’engagement de la « politique-brésilienne-d’extinction-des-singularités », seul·e·s une poignée réussit à se maintenir dissidente réellement. Les médias ne sont pas conscients de cette diversité. Ainsi, si vous appartenez au groupe qui se préoccupe des corps dissidents, vous verrez des œuvres militantes ; si vous ne voulez pas faire partie de ce groupe, les algorithmes vous montreront le pays de la samba, de la caïpirinha, du sourire et de la douceur.
Vous avez été victime d’un violent lynchage médiatique en 2017 suite à la diffusion sur internet d’un extrait de votre performance La Bête présenté au Musée d’Art Moderne de São Paulo. Vous allez présenter Domínio Público au Centre National de la Danse, qui est une forme de réponse à cet événement. Quels étaient les enjeux de faire cette pièce ?
Domínio Público est le résultat d’une invitation de Marcio Abreu et Guilherme Weber, commissaires du Festival de Théâtre de Curitiba. Pour créer cette pièce, Elisabete Finger, Maikon K, Renata Carvalho et moi-même avons dû nous recréer. Nous vivions une dépression citoyenne, psychique. Aucun d’entre nous n’allait suffisamment bien pour transformer la violence de nos agressions en un objet artistique. En même temps, nous savions que nous devions créer cette pièce, car elle marquerait notre retour à la scène. Nous avons décidé de nous éloigner de ces épisodes et d’en faire un jeu scénique – un jeu qui se déconnecte de nos expériences personnelles et se rattache aux expériences collectives, historiquement. La régression au Brésil est tellement évidente que nous avons décidé de prendre dans le passé quelques événements qui contextualiseraient le retour de la violence. Nous sommes allé·e·s jusqu’à la Renaissance. Nous avons choisi d’amener La Joconde sur scène, ce qui d’une certaine manière a détourné l’attention de nous-mêmes. Ce tableau porte les traces des thèmes qui nous interrogeaient : le devenir d’une œuvre d’art, la dystopie, la question du genre, le rôle social des femmes. Chacun·e a écrit son propre texte et nous avons ensuite proposé des modifications dans les textes de l’un·e et de l’autre. Sur scène, nous proposons quatre monologues au public. Quatre façons de survivre une attaque. Lors des dernières répétitions, la sociologue et politicienne brésilienne Marielle Franco a été assassinée. Nous avons perdu, une fois de plus, la distance qui nous séparait de la violence qui nous entourait. Le contexte dans lequel nous vivions était redevenu impossible à représenter, à transformer. Notre travail nous a paru à la fois vulgaire et, en même temps, nécessaire. C’était notre défi : comprendre la nécessité de notre création.
Comment cet événement a-t-il bouleversé votre travail ?
Ma performance La Bête est devenue plus qu’une performance. Elle a gagné en extension jusqu’à devenir un sujet public. Avec La Bête, il y a une partie de l’histoire récente à laquelle il faut réfléchir collectivement, il ne s’agit pas seulement de la réflexion de « l’artiste », mais de celle du « peuple », des « citoyen·ne·s ». La Bête est un événement qui peut être plié et déplié, comme la structure Bicho (Bête) de Lygia Clark (La Bête est un hommage à cette œuvre de Lygia Clark, ndlr.), comme le public plie et déplie mon corps sur scène. C’est un événement qui est amené à se produire aussi bien à l’intérieur des galeries, théâtres et musées qu’en dehors. Aujourd’hui, des groupes de discussion en art, psychologie, droit et philosophie s’intéressent à La Bête, ainsi que des émissions de télévision, des magazines sur la culture.
Vous avez présenté plusieurs fois Domínio Público à São Paulo et au Brésil. Ces représentations ont-elles engendrées des changements ou des prises de conscience ?
Le plus grand changement après 2017 est que notre public a changé. Nous ne travaillons plus seulement pour des ami·e·s, des expert·e·s ou des artistes. Aujourd’hui, notre public est public.
Avez-vous rejoué La Bête au Brésil depuis ?
J’ai rejoué La Bête au Brésil le 10 mars de 2020, dans le cadre du programme FarOFFa, Circuit Parallèle des Arts de São Paulo. J’ai réfléchi à plusieurs raisons de présenter La Bête maintenant. La plus importante est que je me sentais prêt. La Bête est revenu au Brésil après deux ans d’absence. Pendant cette période, j’ai fait l’objet d’un accompagnement thérapeutique, j’ai reconquis l’espace public, je me suis fait des ami·e·s. Aujourd’hui, La Bête n’est plus la même performance qu’en 2017, elle a un corps différent, une tonalité différente, elle veut se reconnecter avec des personnes qui sont devenues « La Bête » sur les réseaux sociaux, en famille, entre amis, pendant les attaques, et qui aujourd’hui sont désireuses de s’approprier esthétiquement la performance. La Bête suit aujourd’hui la promesse du poète allemand Friedrich Hölderlin : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ».
Domínio Público, création, texte et perfomance Elisabete Finger, Maikon K, Renata Carvalho, Wagner Schwartz. Traduction Robert McClure. Collaboration artistique Ana Teixeira. Costumes Karlla Girotto. Création lumière Diego Gonçalves. Direction technique Juliana Vieira. Photo © Carol Kappaun.
Domínio Público, du 19 au 21 mars au Centre National de la Danse à Pantin. (Mise à jour : Compte tenu des recommandations sanitaires gouvernementales le Centre National de la Danse ferme ses portes au public et annule toutes ses activités à compter du samedi 14 mars et jusqu’à nouvel ordre.)
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