Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 7 août 2018
Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Émilie Rousset.
Fondées sur un travail de collecte d’archives et de documents, les recherches performatives de la metteure en scène Émilie Rousset explorent le potentiel du théâtre logé précisément dans l’écart entre un document original et sa représentation sur scène. Programmée pour la première fois au Festival d’Automne à Paris, elle présentera au Théâtre de la Cité internationale deux nouvelles créations au sein du programme New Settings de la Fondation d’entreprise Hermès : Rencontre avec Pierre Pica et Rituel 4 : Le Grand Débat co-signé avec Louise Hémon, qui témoignent de ce travail dont le décalage et l’humour sont des composantes essentielles.
Quels sont vos premiers souvenirs de théâtre ?
Un paquebot grandeur nature entre sur scène, les comédiens mettent des masques d’animaux et rampent sur le plateau jusqu’à ce que les derniers spectateurs quittent la salle. C’était en 1996 au TNP à Lyon, « L’île du salut », d’après « La colonie pénitentiaire » de Kafka, mise en scène par Matthias Langhoff. Un souvenir fondateur : j’étais jeune et j’avais détesté. Aujourd’hui ce spectacle me hante, le paquebot comme point de folie, d’impossible, de basculement.
Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir metteure en scène ?
À chaque projet je dois trouver ce qui déclenche mon désir de création. Cela part d’une rencontre – comme dans ma prochaine pièce Rencontre avec Pierre Pica, d’une collaboration – celle avec la réalisatrice Louise Hémon avec qui je co-signe prochainement Rituel 4 : Le Grand Débat. Je travaille à partir de matière documentaire : collectes d’interviews, de documents, d’archives. Je crée ensuite des dispositifs qui jouent du décalage entre le document et sa représentation. Le vrai et le faux s’imbriquent en flux continu de la réalité à la fiction. Le désir de faire une pièce part autant du réel que d’enjeux purement formels que j’ai envie d’explorer. Pour Rituel 4 : Le Grand Débat, nous composons un cut up des débats télévisés du second tour de la présidentielle, qui est ensuite rejoué et refilmé sur scène. Ce débat est une pièce de théâtre dont tout le monde connaît les personnages, le décor, le dénouement, mais notre écriture par collages crée des rapprochements et des sauts historiques qui proposent aux spectateurs une écoute différente. Nous décortiquons un rituel avec son langage et ses règles de réalisation filmiques. C’est ce jeu du déplacement, de la ré-interprétation, de la mise à la loupe, qui suscite aujourd’hui mon envie de faire des spectacles.
En tant que metteure en scène, quel(s) théâtre(s) voulez-vous défendre ?
Par ma pratique, je défends un théâtre aux frontières élastiques : ma pièce Les Spécialistes se situe entre l’installation et la performance, elle se joue autant dans des musées que dans les des théâtres ; je co-réalise des films qui prennent corps sur scène ; j’écris des pièces avec des scientifiques… Par mon parcours, j’ai envie de défendre le modèle du théâtre public : j’ai découvert le théâtre en province, adolescente, grâce aux sorties scolaires et j’ai étudié dans une école supérieure de théâtre publique et gratuite. J’ai eu cette chance et je souhaite qu’elle existe pour d’autres.
À vos yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?
Quand on voit une pièce, un film qui « nous parle », quand on entend une musique qui « nous touche », on se sent plein d’énergie, comme si des horizons s’ouvraient. Pierre Pica, le linguiste avec qui je discute pour ma prochaine création, adore ce genre d’expression « ça nous parle », « ça nous touche », qu’est ce que ça veut dire exactement ? On ne sait pas vraiment mais on comprend bien. Pierre Pica étudie les indiens Mundurukus, une tribu d’Amazonie dont la langue utilise exclusivement l’approximatif. Ils n’ont, par exemple, pas de chiffre exact pour compter au-delà de 5. Ils utilisent des masses extensibles. Lors de nos entretiens Pierre Pica déplie la langue, celle des Mundurukus et la nôtre. Il montre que nous parlons aussi comme ces indiens. La langue qu’on pense alors maîtriser échappe et c’est notre créativité qui apparaît. Par son travail de recherche il rapproche de nous un monde qui semble éloigné et crée une nouvelle perspective. Il met en lumière la richesse d’un système vertigineux qu’est celui de la capacité de langage. L’être humain a un système d’une complexité inimaginable qui lui permet de faire des combinaisons à l’infini et de se comprendre. « Et à partir du moment où on met l’infini en jeu, on met l’espoir en jeu », dit Pierre Pica. Quand il m’a formulé les enjeux de sa recherche, j’ai eu envie que se soit aussi des enjeux de théâtre : montrer la richesse de l’être humain, mettre en lumière ce qui est porteur d’espoir, trouver de la proximité dans ce qui semble éloigné.
À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?
Je suis sensible aux artistes qui interrogent en premier lieu les mécanismes de pouvoir au sein de leur propre pratique. Dernièrement, l’exposition de Neil Beloufa au Palais de Tokyo m’a beaucoup intéressée. J’ai aussi été très marquée par Pasolini, par son engagement allié à une pensée politique et artistique toujours complexe. Je crois qu’il faut déjà regarder là où nous (artistes) sommes les instruments, le reflet, voire l’incarnation des injustices, de la domination, de la bêtise. Et par là tenter de dire quelque chose de la société qui ne soit ni galvaudé, ni une posture. C’est une tâche délicate, mais ça peut passer par l’humour, la poésie, l’abstraction… Il faut être vigilant à ce que les formes que l’on crée manipulent. Il faut essayer d’éviter les discours qui ne prêchent que des convaincus. Il faut aussi réfléchir à son rapport à l’argent public, à l’institution, et en tant que metteur.se en scène, on est aussi employeur… J’ai appelé ma compagnie John Corporation, ça sonne comme un nom de multinationale, de société de fret. Je veux dire par là qu’il n’y a pas d’un côté la société et ses problèmes et de l’autre l’artiste qui doit les dénoncer ou les représenter. C’est plus poreux.
Comment voyez-vous la place du théâtre dans l’avenir ?
Par son ambition, ses contraintes, son modèle économique, le théâtre est une sorte d’utopie. Elle continuera si artistes, spectateurs, et pouvoir politique continuent d’en avoir réellement envie et besoin. Il faut la convergence de plusieurs énergies. Gilles Deleuze parle du roman russe qui a disparu pendant 100 ans, puis quelqu’un retrouve une flèche dans un désert et l’histoire reprend (souvenir approximatif de l’Abécédaire). C’est envisageable que le théâtre puisse disparaître, ça tient à peu, c’est fragile, et le théâtre est à contre courant de notre époque : les oeuvres sont immatérielles, il faut être ensembles au même endroit, ça ne rapporte pas directement d’argent… Évidemment cette fragilité est aussi sa force, ce côté désuet ça le rend léger, il peut flotter (comme un paquebot).
Photo © Martin Argyroglo
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