Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 20 décembre 2016
Artiste associé à la Ménagerie de verre et au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, Maxime Kurvers y a présenté l’automne dernier deux nouvelles créations : Fassbinder/Aubervillers dans le cadre du festival des Inaccoutumés et Dictionnaire de la musique au Festival d’Automne à Paris. Dans cet entretien, le metteur en scène partage les rouages de sa recherche.
Vous avez présenté en novembre dernier un film intitulé Fassbinder/Aubervillers à la Ménagerie de Verre. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ? Quelles étaient les nécessités de passer par le médium vidéo ?
Ce projet était en quelque sorte une tentative de ma part de donner une forme à des réflexions plus largement menées à la Commune, le CDN d’Aubervilliers, sur la question de l’inscription d’un théâtre – quasi-vestige de la décentralisation – dans une cité populaire, sur l’hypothèse de lieux que nous devrions inventer pour que de nouveaux partages et orientations soient possibles. L’enjeu du film était de faire parler les habitants, de monter un talk-show de théâtre dans un bus de la RATP pour des personnes hasardeuses, qui, majoritairement, n’étaient a priori pas spectateurs de théâtre. Le film était donc le médium le plus aisé pour rendre compte de ces événements qui se sont déroulés sur une dizaine de jours. Montrer cette vidéo dans un contexte théâtral était également une manière de revenir au sujet même de ces interventions : le théâtre. Mais je dois dire que cela aura été une erreur conceptuelle et contextuelle que de précipiter ces expérimentations dans un format et un système de production traditionnels.
Votre nouvelle pièce Dictionnaire de la musique semble faire écho à un tableau de votre précédente création Pièces courtes 1-9. Retrouve-t-on un fil rouge entre ces deux spectacles ?
Oui. Pour mon spectacle précédent, Pièces courtes 1-9, j’avais délibérément choisi de ne pas me poser la question du format, en constituant plutôt un programme de théâtre qui allait recouper neuf situations plus ou moins brèves et au contenu performatif varié. En travaillant sur ce premier spectacle, j’ai eu assez vite l’intuition que chacune de ces neuf courtes pièces pouvait constituer une amorce pour autant de pièces longues. Dictionnaire de la musique est donc effectivement une extrapolation d’une de ces pièces que j’avais intitulée « Je m’initie à la musique classique », une extrusion du geste de départ vers une dramaturgie plus longue. J’ai alors choisi cet objet, le dictionnaire de la musique, pour ce qu’il contenait de plus vaste que lui-même, c’est-à-dire pour sa propension à la propédeutique, qu’il me sembla juste de développer sur un format d’une heure et demi.
De quelle manière s’est construite votre méthodologie de travail ?
J’ai travaillé à partir d’un dictionnaire de la musique qui fait partie d’une série de dictionnaires thématisés, édités par Larousse et destinés au grand public. Cet ouvrage présente plus de 5000 définitions, et pour rendre compte de son exhaustivité, j’ai d’abord commencé par créer des listes : genres, écriture, formes, dates etc. Certaines de ces listes se retrouvent d’ailleurs dans le spectacle et constituent en quelque sorte une première tentative d’agencement dramaturgique. Assez vite est apparu un champ lexical autour de notions d’harmonie, ce qui me renvoyait au groupe d’acteurs et de techniciens avec lesquels je travaillais : quelles situations théâtrales pour les mettre ensemble (ou non) sur le plateau ? Mon postulat de départ a été d’opérer pour chacune des terminologies ou définitions utilisées quelque chose qui soit de l’ordre d’un transvasement de champ, du médium musical à théâtral. C’est-à-dire que je considérais que chacun de ces mots de la musique devait contenir en lui-même autre chose que son rapport musical : une manière de concevoir et d’agencer le monde par exemple. C’est sur ce rapport extra-musical au dictionnaire, que j’ai principalement construit le spectacle. Au final, je crois d’ailleurs qu’il en résulte moins un spectacle sur la musique que sur la grammaire et les usages du théâtre.
Comment s’est déroulée la période de création ?
Nous avons répété la pièce en 25 jours non consécutifs. Je voudrais n’en tirer aucun héroïsme, mais je voulais plutôt essayer de voir s’il était possible d’imposer, avec si peu de temps, un régime performatif particulier, ouvertement conceptuel. Ce qui aura été un choix esthétique et politique aussi bien : ne pas prendre le temps de l’inflation, ne pas se laisser basculer dans un régime d’effets plus efficace, rester à la lisière du laboratoire et de l’objet admis normativement comme fini. Je suis donc arrivé le premier jour des répétitions avec une liste de mots et des idées à essayer avec mon équipe de travail. Mais je crois que nous avons du en jeter plus de la moitié, car il était clair pour moi que certaines de ces idées n’allaient jamais être dépassées performativement. Nous avons ensuite travaillé collectivement sur de nouveaux mots du dictionnaire, ceci même après la première du spectacle, la structure du dictionnaire ayant l’avantage d’être une structure ouverte.
Comment dialoguent les différentes séquences du spectacle ?
De prime abord, le spectacle rend compte de l’aspect « collagiste » du dictionnaire : plus de soixante dix auteurs peuvent participer à ce genre d’ouvrage, soit autant de subjectivités, de rapports conceptuels à un médium, de rapports au monde. Un autre postulat aura donc été que tout cela devait se traduire par autant de théâtralités différentes. Les multiples séquences qui composent la pièce sont donc également différentes : elles ne jouent pas toutes sur le même registre théâtral ni sur les mêmes intentions formelles. Cependant, à un niveau macrostructurel, le spectacle est construit sur une structure tout à fait classique : scènes d’exposition, noeud dramatique, résolution. En effet le début du spectacle s’attache essentiellement à exposer à travers diverses terminologies musicales, l’ensemble des paramètres théâtraux – son, machineries, espace, corps, et coordination de l’ensemble – quand le noeud du spectacle est un opéra – le premier acte de Pagliacci de Leoncavallo joué sans la musique -, qui trouve sa résolution dans l’évacuation du rapport musical et une ouverture sur le monde ; comme avec cette scène sur la notion de durée où l’on tente d’enfumer le théâtre dans sa totalité et de casser la séparation scène-salle en reliant ces deux espaces via un même paramètre physique, ou bien encore cette scène sur les hymnes où une liste des drapeaux du monde est exposée par les comédiens au bord du plateau.
Peut-on revenir justement sur cette séquence très visuelle que vous appellez « l’internationale » ?
Cette scène est pour moi à l’image de la propédeutique que j’entendais mettre en oeuvre avec Dictionnaire de la musique. Il s’agit de rendre compte conceptuellement et théâtralement de l’idée de l’Hymne, qui est un terme polysémique puisqu’il s’inscrit dans une tradition religieuse autant que militaire. Et dans son acception la plus usuelle, puisque l’hymne renvoie à la représentation d’un état-nation via un système musical, il a quelque chose de métonymique, de plus vaste que sa connotation musicale de départ. Cette scène est une exposition relativement exhaustive des drapeaux du monde, presque tous développés dans le même système de représentation – un rectangle de tissu de 150x90cm – et usant des mêmes codes de représentation – jeux de couleurs, schémas stellaires, etc. Eux aussi sont métonymiques car tous racontent une histoire à deviner, potentiellement coloniale ou guerrière. Tout ce qui constituerait le passé et le présent d’un pays y serait en quelque sorte donné. Pour notre scène, nous avons catégorisé ces drapeaux d’après des codes esthétiques et formels, à l’instar d’un imagier pour enfant (toutes les étoiles ensemble, toutes les rayures ensemble, etc.). Il s’agit en quelque sorte de les dépolitiser, de briser une certaine échelle de valeur imposée culturellement à notre imaginaire ; pour les repolitiser autrement, en instaurant de nouveaux rapports de force, formels ceux-ci. Comme pour accéder à l’idée d’une nouvelle Internationale… d’ordre esthétique !
Dans le spectacle apparaissent plusieurs figures de la musique en filigrane. Que représentent ces oeuvres et ces différents noms à vos yeux ? Quels sont les enjeux de les faire dialoguer ensemble dans une histoire de la musique ?
Il faudrait peut-être d’abord dire que l’on entend pas de musique de manière excessive dans ce spectacle… Et les deux seuls morceaux qui sont réellement diffusés sont de Leoncavallo (Pagliacci) et de Cilea (Adriana Lecouvreur). Il est d’ailleurs notable que ces deux morceaux soient issus de la même grande époque romantique italienne, période qui a également vu se développer la starification des artistes lyriques, et un certain régime du Schein {paraître} en musique, aux effets et à l’émotivité exacerbés, contre lequel s’était par exemple dressé Adorno… et contre lequel je crois que j’essaie de travailler ! Mais d’autres noms sont évoqués, les plus iconiques en quelque sorte, comme la famille Bach, ou encore Mozart, sous l’égide duquel, nous rejouons une scène du passé colonial européen, où un compositeur autrichien, figure inspirée de Sigismund von Neukomm (1778-1853, ndlr), essaie de mettre à bien sa mission artistique auprès des populations amérindiennes pour leur apprendre la musique de Mozart. Je souhaitais par là problématiser la vision très occidentalo-centrée que propose bien souvent et de façon tout à fait normative l’objet dictionnaire et l’entreprise encyclopédique, qui ont cette manie de provincialiser tout ce qui n’est pas l’occident et de nommer ses pratiques artistiques « exotisme » pour l’exclure du champ de l’art.
Vous êtes aujourd’hui artiste associé à la Ménagerie de verre et à la Commune CDN d’Aubervilliers. C’est intéressant de mettre en miroir ces deux institutions qui ont chacune une histoire et un projet artistique différents. Quel regard portez-vous sur ces deux lieux ?
Ce qui me constitue en tant que jeune praticien, mais aussi en tant que spectateur, c’est un certain rapport au médium, mis en tension entre deux « traditions » du spectacle vivant, que je nommerais formaliste pour la première, et militante pour la seconde. Le problème serait de voir ces deux traditions comme antinomiques : où la recherche formelle serait déconnectée du monde réel ; où une approche politique du médium ne produirait que des formes réactionnaires. Mon hypothèse, c’est que de grandes inventions pour l’art et la scène ont justement été trouvées au point de rencontre de ces deux traditions. Cela aura été Meyerhold (Vsevolod Meyerhold, 1874-1940, dramaturge et metteur en scène Russe, ndlr), Schoenberg (Arnold Schönberg, 1874-1951, compositeur et théoricien autrichien, ndlr) la Judson Church (Le Judson Dance Theater est un groupe considéré comme un des fondateurs de la danse post-moderne, ndlr), Nono (Luigi Nono,1924-1990, compositeur italien de musique contemporaine, ndlr), Gonzalez-Torres ((Félix González-Torres, 1957-1996, est un artiste conceptuel et minimaliste américain, ndlr)… Et il me semble qu’il y a un enjeu à travailler sur ces deux plans conjointement, et spécifiquement aujourd’hui, alors que nous sommes entrés depuis quelques temps – disons la décennie passée, où les personnes de la génération au-dessus de la mienne ont commencé à prendre le pouvoir – dans une séquence où la question formelle comme la question politique sont devenues rhétoriques, des effets de théâtre parmi d’autres. En quelque sorte, la Ménagerie de verre, comme laboratoire expérimental, répondrait à la première tradition, alors que la Commune, son inscription géographique, son rôle dans l’histoire de la décentralisation, ferait écho à la seconde. Même si le travail de Marie-José (Malis, directrice depuis 2014 du Théâtre de la Commune, ndlr), opère selon moi efficacement sur les deux plans… Peut-être parce qu’elle est une des dernières à chercher sincèrement ce qui pourrait constituer simplement un théâtre d’Art…
Vous êtes le plus jeune artiste programmé cette année au Festival d’Automne (aux cotés de Julien Gosselin et Noé Soulier, tous trois nés en 1987) et vous sembliez y être un des seul à être préoccupé par « déconstruire » ces notions de medium théâtral. Pensez-vous que ces enjeux sont propres à une nouvelle génération de metteurs en scène ?
Non je ne pense pas. Comme je vous le disais plus tôt, il me semble que la séquence dans laquelle nous nous situons actuellement est très floue. Et je ne crois pas que notre génération soit suffisamment précise sur la question formelle, par exemple. Peut-être que nous nous sommes laissés parfois trop embrigader par la génération au-dessus de la nôtre, ce qui a eu pour conséquences de créer un état de labellisation général, que ce soit dans la dénomination des groupes de travail, les possibilités de programmation, que dans la forme même des spectacles et les stratégies mises à l’oeuvre au plateau. Inutile de vous dire donc, que je ne m’identifie pas particulièrement à ma génération. Quant aux préoccupations de « déconstruction » auxquelles vous faites référence, je crois que vous pensez à une séquence post-dramatique et conceptuelle du théâtre à laquelle je m’identifie fortement, mais dans laquelle il serait en réalité peine perdue d’essayer de m’inscrire : je crois au contraire qu’il nous faut maintenant tenter de reconstruire, à travers une étude patiente et méthodique du médium, de son rôle esthétique et de sa fonction éthique. Et cela doit forcément passer pour moi par de petits gestes. Pour opposer notre pauvreté au cynisme ambiant.
Dictionnaire de la musique, conçu et mis en scène par Maxime Kurvers. Avec William Attig, Julien Geffroy, Maxime Kurvers, Thomas Laigle, Manon Lauriol, Caroline Menon-Bertheux, Claire Rappin, Charles Zévaco assistés de Daphné Biiga Nwanak. Lumière Manon Lauriol. Son Thomas Laigle. Photos @ Willy Vainqueur.
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