Propos recueillis par Nicolas Garnier
Publié le 17 octobre 2017
Avec Stadium, pièce de théâtre documentaire aux accents de superproduction, le metteur en scène Mohamed El Khatib invite à monter sur scène une cinquantaine de supporters du RC Lens, club mythique du Nord. À cette occasion, nous avons rencontré l’auteur pour échanger à propos de son attachement au ballon rond et à une certaine culture populaire ayant mauvaise presse. Dans cet entretien, que nous avons choisi de diviser en deux afin de le rendre plus digeste, nous revenons sur la tension qu’il aime entretenir entre esthétique et éthique dans une recherche scénographique poreuse à ce qui l’entoure, à ce monde extérieur duquel elle doit être partie prenante.
Dans cette première partie, il est question de folklore, de clichés mais aussi, et peut-être surtout, de fiction. Car au-delà de l’incompréhension qu’a suscité son parti pris documentaire, il importe à Mohamed El Khatib de préciser et d’affiner sa posture en tant que metteur en scène, médiateur actif de la relation qu’il entend construire entre les publics.
Toutes vos créations sont présentées au sein du collectif Zirlib, pouvez-vous rapidement présenter ce collectif, ainsi que son rôle dans la création de Stadium ?
Zirlib est un collectif de création contemporaine qui œuvre indifféremment dans les arts plastiques, la performance, le théâtre, la littérature ou le cinéma. C’est un groupe de cinq ou six personnes qui s’élargit selon les besoins. Toutes les propositions sont faites à plusieurs. Pour Stadium, nous sommes partis à trois ou quatre – avec Frédéric Hocké notamment, mon complice artistique – pendant deux ans, à Lens, pour enquêter sur le terrain. On a rencontré une centaine de personnes et récolté des centaines d’heures d’entretiens. Puis on a commencé à proposer aux gens de venir partager leur parole sur scène et à imaginer une structure. On ne sait jamais à l’avance la forme que chaque projet va prendre. Au début, on pensait réaliser un documentaire, mais rapidement on s’est dit que ce n’était pas suffisant : il fallait une forme d’irruption dans le réel, que les gens soient présents. Ce sont des gens qu’on ne voit pas dans les théâtres. On ne voulait pas faire parler des gens à leur place, avoir recours à des acteurs qui allaient faire office de porte-paroles, comme s’ils ne pouvaient pas parler eux-mêmes. La forme est dictée par les aléas des rencontres. Cette fois-ci, cela a donné une pièce monumentale qui va à rebours du théâtre. Il y a très peu de pièces avec autant de monde, l’imaginaire même des artistes est bridé pour des raisons économiques. On a essayé de casser le cadre de production en même temps que celui de la représentation.
Justement, Stadium est une grosse machine, presque une superproduction avec sa cinquantaine d’intervenants. La question vient rapidement à l’esprit de savoir comment tout cela a été rendu possible. Si vous le voulez bien, j’aimerais aborder l’organisation technique du spectacle.
Ne pas en parler serait une erreur politique. Cela fait partie intégrante du projet. De nombreux metteurs en scène esquivent les questions d’argent, il y a un réel problème de transparence. On passe notre temps à parler d’égalité et en même temps quand on regarde les fiches de paie on se rend compte qu’il y a un sérieux décalage entre les discours et les faits. Pour Stadium tout le monde est payé pareil. Les participants sont salariés au régime général, ils ont une enveloppe qui correspond à peu près à 200 euros par soir par personne. D’abord, c’est le droit du travail, mais surtout, il est inimaginable pour nous qu’ils ne soient pas rétribués. Ils ne viennent pas seulement faire de la figuration, ils engagent leur vie et produisent un geste artistique, certains posent des congés sans solde, c’est donc le moins qu’on puisse faire. Cela est donc très coûteux. Il faut les partenariats de plusieurs théâtres publics, en l’occurrence le théâtre de la Colline, le théâtre de la Ville et le Festival d’automne; ce que n’aurait jamais pu faire le théâtre privé. Financièrement, le spectacle ne rapporte rien, c’est une opération à perte. La seule rétribution est symbolique. Les dégâts collatéraux sur le plan social sont plutôt merveilleux, en termes d’expérience et de rencontre.
Pour qualifier la proposition de Stadium, vous parlez de « performance documentaire », ce qui semble relier deux traditions distinctes. Comment envisagez-vous la connexion entre ces deux genres ?
Pour moi, les deux sont mêlés. On ne fonctionne pas en définissant a priori des catégories dans lesquelles on voudrait faire rentrer les objets qu’on produit. On s’accorde la liberté la plus totale. Comme je l’ai dit, lorsqu’on commence à travailler sur un projet, on ne connaît jamais à l’avance le format. Progressivement, on décide ce qui est le plus pertinent, que ce soit une installation immersive, ou bien en l’occurrence une performance, c’est-à-dire une chose qui ne dure pas dans le temps, avec une prise de risque qui n’en fait pas exactement un objet théâtral classique. En revanche, il y a toujours une base à caractère documentaire. On travaille toujours avec des archives, même si ces archives peuvent être vivantes. Yvette, pour moi, c’est un poème vivant. La dénomination du genre vient a posteriori, pour essayer de caractériser au plus juste ce qu’on a fait. Mais, en réalité, elle appartient plus à l’observateur qui a besoin de grilles de lecture qu’à nous-mêmes.
Lorsqu’on parle de supporters de football, venant du Nord qui plus est, on est confrontés à beaucoup d’idées reçues. À quel accueil vous attendiez-vous de la part du public parisien ?
D’abord, on ne construit pas nos spectacles pour un public particulier. On élabore un geste esthétique et politique, et on ne se préoccupe pas de sa réception à tel ou tel endroit en particulier. Je ne considère pas le public de La Colline différemment de celui de Beaugency ou de Liévin. Il faut simplement que le dispositif soit le plus transparent possible et que l’acte social se fonde dans une dimension poétique. On cherche à poser un geste qui interroge le théâtre lui-même en même temps qu’il est porteur d’un certain monde et de certaines valeurs. Ensuite, ce qui m’intéresse c’est de jouer ce spectacle devant des gens qui sont le plus éloignés possible du monde des supporters. Vu sous cet angle, c’est vrai que le public de La Colline est idéal. Socialement, économiquement, symboliquement, il y a une grande distance. L’idée de départ est de réduire ce fossé en organisant une confrontation dans un espace et un temps communs. Rien que ça, c’est déjà un geste inédit. Les gens sur le plateau n’existent pas pour beaucoup de spectateurs, ils sont une abstraction. On travaille donc à partir de ce qui est commun. Ça peut être le désir ou la passion. Lorsque Jonathan, le kapo, parle des sacrifices que lui impose sa passion, ça concerne tout le monde. Le RC Lens devient un prétexte pour aborder des questions intimes et humaines beaucoup plus vastes. Ce qui m’intéresse c’est de voir ce qui rapproche les gens, ce qui éveille la curiosité et détruit les clichés – à commencer par les miens. En arrivant à Lens, j’ai découvert une capacité d’autodérision que je ne soupçonnais pas. Je me suis rendu compte que le folklore était une mise en scène au même titre qu’un Molière joué en costume à la Comédie française. Dans le stade, les supporters sont les premiers à se moquer d’eux-mêmes, de la friterie Momo, des Pom-pom, et de tout cet environnement bariolé. Les gens soupçonnent rarement le second degré qu’impliquent ces situations. Je fais donc le pari de l’identification et d’une énergie collective pour peu qu’on ait quelques dispositions à la joie. Les personnes qui sont mal à l’aise, d’une certaine façon, c’est leur problème.
Parmi tous les clubs français, pourquoi avoir choisi le RC Lens ?
D’abord, l’histoire du « meilleur public de France », c’est un cliché. C’est une couverture de France football qui avait titré ça en 2003. Les supporters lensois eux-mêmes savent bien qu’il y a beaucoup d’autres publics excellents en France, que ce soit à Saint-Étienne, à Nantes à une époque avec la Brigade Loire, ou encore à Strasbourg, Paris ou Marseille. Mais, il y a cette image qui colle aux Sang et or d’un public totalement et généreusement engagé. Je me suis dit qu’il fallait utiliser ce cliché et aller vérifier, voir ce que ça veut dire qu’être le « meilleur public de France ». C’était un prétexte pour aller explorer un territoire fragilisé. Ce projet, on aurait pu le faire avec eux et avec Saint-Étienne. Il fallait à la fois une aura mythique, avec un parcours européen fort, et une tradition ouvrière. Je voulais aborder la question des classes populaires de plain-pied, parce qu’elle n’existe pas au théâtre. Par ailleurs, il y a une forme paroxystique du folklore autour de Lens comme en témoignent les nombreux documentaires. Je me suis dit que c’était là, finalement, qu’on allait pouvoir taper le plus fort sur les clichés. Quand les journalistes viennent, ils ne filment que la friterie Momo et la famille d’Yvette, la question ultra passe à l’as, idem pour les questions politiques, la cellule éléments de langage, les questions d’écriture, tout ça ne survit pas à la culture du cliché qui ne retient que ce qui est vendeur et racoleur.
Mais, précisément, vous reprenez ces clichés, la friterie Momo, la famille d’Yvette, pour les mettre au centre du spectacle.
C’est pour mieux les balayer. Par exemple, avec les pom-pom girls, je ne suis pas mieux que les autres, j’étais plein d’a priori. Mais après avoir passé un an et demi là-bas, après les avoir interviewées, j’ai découvert leur travail physique, les questions qu’elles se posent sur la féminité, la question des cheerleaders aux États-Unis, toute une culture populaire qu’on pourrait réhabiliter – d’abord pour moi, et si ça a de l’effet sur d’autres, tant mieux.
Il y a, je crois, une grande ambivalence dans le supporterisme. Une alternance permanente entre sincérité et dérision. On retrouve ce va-et-vient dans Stadium : les « non-acteurs » se présentent sur scène dans un rôle public qu’ils endossent chaque semaine. Les supporters se mettent en scène. À ce titre, Stadium résonne particulièrement avec votre pièce C’est la vie, dans laquelle, cette fois, ce sont des acteurs professionnels qui évoquent quelque chose d’extrêmement intime (la perte d’un enfant). Comment pensez-vous que ces deux pièces dialoguent ?
Avant l’acte social, la porte d’entrée est le théâtre. La première envie est donc de formuler une question de théâtre : qu’est-ce qui se passe quand on est soi-même l’objet du sujet ? Autrement dit, comment parler de soi ? D’un coup, le non-acteur prenant la parole devient acteur, la personne devient personnage. Et quand la personne devient personnage, c’est Luigi Pirandello. Un personnage en quête d’auteur, la personne veut être le personnage, le personnage veut être l’auteur, l’auteur veut être le metteur en scène. Ça pose une question de théâtre fondamentale : comment jouer à être soi ? Le décalage que ça produit pose la question de la réalité et de la fiction. Dès lors que je parle publiquement de moi, qu’est-ce qui est fabriqué et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Pour moi, c’est l’endroit de ce spectacle. C’est une question extrêmement embarrassante pour la profession parce qu’on fait l’économie de l’acteur traditionnel. Notre postulat est qu’il n’y a pas besoin d’intermédiaire entre le sujet et le public. En termes de mise en scène, ça pose la question de comment être au plus près de soi. On dit toujours qu’il faut « être soi-même », mais en vérité ça n’a pas de sens. C’est la différence entre réalité et vérité. Pour arriver à la vérité on peut faire des tours par la fiction – et il y en a dans Stadium. La plupart du temps lorsqu’on parle des classes populaires, on les cantonne au documentaire. Pourquoi n’aurait-on pas droit à des détours fictionnés ? Concernant C’est la vie, je fais une différence car il y a une forme de gravité que je n’aurais pas été à l’aise de partager avec des non-acteurs. Dans Stadium, l’instrumentalisation est réciproque : je me sers des supporters pour développer un projet, eux se servent de moi pour diffuser les valeurs du RC Lens, ils gagnent de l’argent, j’en gagne aussi, bref, l’instrumentalisation est réciproque et consciente et on discute beaucoup des enjeux de la réception par des publics éloignés. Les participants ne font rien malgré eux et les situations sont toutes explicitées, y compris quand on se moque d’eux, ils le savent très bien. Mais dans C’est la vie, c’est une expérience limite qui nécessite la présence d’acteurs ayant pleinement conscience de tout ce qui va se passer dans et autour du spectacle. Dans notre travail en général, on préfère travailler avec des experts, mais des experts de leur propre vie. La démocratie est captée par les experts qui racontent les mêmes histoires à longueur de temps dans les médias. Selon moi, il n’y a pas plus experte qu’Yvette pour parler d’un monde qui n’existe pas pour nous, Parisiens relativement bien nés…
Godard disait « La fiction est pour les Israéliens, le documentaire pour les Palestiniens ». Jacques Rancière le cite pour donner à comprendre ce qu’il appelle le « partage policier du sensible », c’est-à-dire une certaine répartition arbitraire et inégalitaire des puissances. Pour qualifier votre geste artistique, vous faites référence à la logique du ready-made, qui consiste en un changement de contexte. Pensez-vous que la notion de « partage du sensible » soit opérante par rapport au déplacement que vous opérez ?
Complètement. On essaye de dépasser l’opération conceptuelle de base du ready-made en ajoutant un travail de réécriture. On ne se contente pas de rassembler des supporters sur scène, on coécrit avec eux, et cette coécriture est le premier partage du sensible. Le ready-made est une base que l’on déplace sur un autre registre, au-delà de l’opération conceptuelle, pour impliquer des gens dans leur vie quotidienne, pour changer leur vie à petite échelle, mais aussi pour changer l’interprétation de ce que les gens voient et de ce qu’est le théâtre. Pour nous, c’est un projet d’écriture partagée.
Concernant cette coécriture justement, j’aimerais que l’on revienne en détail sur une séquence particulière : le défilé des banderoles.
La création des banderoles est une des activités importantes du supporter. En gros, il y a les chants, la ferveur physique, et puis il y a les messages, souvent à caractère politique. Ces messages sont adressés tantôt aux joueurs, tantôt aux dirigeants, tantôt aux téléspectateurs, tantôt aux membres du public. En m’intéressant à cette production, je me suis rendu compte que la plupart des messages ont un caractère politique et qu’aujourd’hui c’est devenu compliqué de déployer une banderole dans un stade, surtout celles qui sont subversives, parce que tout est filtré. Ça demande beaucoup d’ingéniosité. Avec une grande économie de moyens, on peut faire passer une idée, avec beaucoup d’humour. Pour moi, cela renvoie aux manifestations, au fait de prendre l’espace de la rue pour établir une adresse directe. J’ai donc puisé dans les banderoles existantes, dont beaucoup jouent avec le second degré et induisent plusieurs types de lecture possibles. Il y a un moment très beau dans le stade quand la banderole commence à se déployer et qu’il y a une attente. C’est comme ça qu’est venue l’idée de montrer d’abord la fin de la banderole pour créer un décalage. De cette manière, on ouvre une curiosité chez le spectateur. J’ai inventé certaines banderoles. On a également beaucoup discuté avec le magazine So foot. C’est dans ce dialogue qu’est apparu ce ballet.
Vous intervenez directement sur scène au côté des supporters. Comment concevez-vous cette position ?
Le plus simplement possible. La base de tous les spectacles, c’est une rencontre. Une rencontre réelle que l’on a envie de prolonger. On demande alors aux gens de venir sur scène. Pour ne pas les laisser se débattre comme dans un aquarium, on prend le risque d’aller sur scène avec eux. Ça implique deux choses : on continue la première rencontre, on la remet en jeu chaque soir ; on essaye de recréer les conditions de la rencontre auprès du public. Autrement dit, le dispositif consiste à provoquer une rencontre, en essayant d’être le plus spontané possible malgré la structure. En montant sur scène, l’idée est de traiter d’égal à égal, d’assumer d’être cosignataire de l’objet produit et d’être disponible pour recevoir les jets de tomate s’il y en a. Je sers aussi d’intermédiaire au spectateur, avec moi il peut éprouver moins violemment son mépris de classe quand il existe, puisque j’en prends en charge une partie…
Vous parlez de spontanéité, quel est le degré de stabilité de l’écriture dans Stadium ?
Je fais actuellement un duo avec Alain Cavalier par exemple dans lequel il n’y a aucun texte. On improvise pendant une heure et quart en s’interdisant la moindre redite. Pour moi, c’est un idéal vers lequel devraient tendre toutes mes pièces. Pas une seule ligne écrite et pourtant un travail d’écriture en temps réel extrêmement exigeant. Dans Stadium en revanche, la structure est extrêmement précise. À l’intérieur de cette structure, il y a des canevas avec plusieurs entrées possibles. Par exemple la séquence avec Ludovic (le kapo du kop Sang et Or), la seule figure imposée, c’est qu’il doit m’offrir des livres, pour le reste nous sommes libres.
Ces livres justement, qui les choisit ?
C’est moi. Lui en avait choisi d’autres, sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne et sur les premiers hooligans qui viennent de Turquie, mais je trouvais plus intéressant de sortir du cadre purement footballistique. Je lui ai donc proposé une série de titres. Il les a lus et en a retenu trois qui sont éloquents. Je lui ai fait découvrir d’autres auteurs que j’apprécie. Le partage va dans les deux sens. Moi aussi je viens avec des choses que j’aime. J’ai voulu élargir la question de la violence, que l’on aborde toujours sous son aspect physique, pour parler entre autres d’autres formes de violences symboliques tout aussi dévastatrices à différents niveaux de la société.
Stadium. Conception, réalisation, Mohamed El Khatib, Frédéric Hocké. Texte, Mohamed El Khatib. Avec une soixantaine de supporters du Racing Club de Lens. Scénographie, lumière, vidéo, Fred Hocké. Environnement sonore, Arnaud Léger. Photo © Anthony Anciaux – Fonds Porosus.
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