Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 5 décembre 2021
Tous les deux diplômés en arts visuels, Robbert Goyvaerts et Frank Merkx ont fait le choix de développer leur recherche artistique ensemble, sous le nom de Robbert&Frank Frank&Robbert. Ce duo partage une vision commune de l’amitié, de la collectivité, de l’interaction et du partage de connaissance, autant de thèmes au cœur de leur travail artistique. Ensemble donc, ils tentent de sonder le pouvoir symbolique et politique des images. Dans cet entretien, les deux artistes reviennent sur l’histoire de leur binôme, partagent différentes étapes de leur démarche et les enjeux de leur création Don’t we deserve grand human projects that give us meaning ?
Vous travaillez ensemble depuis 2012. Pouvez-vous revenir sur votre rencontre et votre parcours ?
Nous nous sommes rencontrés vers l’âge de 16 ans au lycée. Nous étions un petit groupe qui suivait l’option « arts plastiques ». Robbert voulait travailler le bois et je voulais faire des sculptures qui dégageaient des odeurs. Le professeur était très ouvert d’esprit et nous a offert une salle de classe vide qui est devenue en quelque sorte notre premier atelier. À l’époque, nous ne collaborions pas vraiment ; nous partagions plutôt des produits et du matériel. Mais c’était amusant ! Le hasard a fait que nous avons passé les concours d’entrées à l’Académie Royale des Beaux-Arts à Gand (KASK) ensemble, dans le même groupe, et que nous avons été acceptés. Notre histoire commune a facilité notre collaboration : nous avons commencé à travailler ensemble, à co-signer des travaux en tant que duo.
Comment travailliez-vous à cette époque ?
C’était très naïf, on ne connaissait encore rien au monde de l’art… Le travail de Robbert était très rudimentaire… C’était très « do it yourself ». Ça avait un certain charme, mais avec le recul, on peut dire que ce n’était pas très révolutionnaire (rire). Les sculptures que je faisais étaient assez similaires : du potentiel mais très peu de technicité. Robbert a également réalisé des peintures à l’acrylique et j’ai fait des expériences chimiques qui ont donné lieu à des « peintures action ». Ce qui a été déterminant pour nous, c’est que nous nous sommes aventurés hors de l’école, de l’atelier, et que nous avons réalisé des œuvres dans l’espace public… Comme beaucoup de jeunes, nous voulions revendiquer notre présence dans l’espace public. Nous avons rencontré deux artistes américains, Brian Getnick et Noe Kidder, en résidence au Centre d’Art de Gand Croxhapox. Ils cherchaient des figurants pour participer à une vidéo et nous avons été choisis. Ce qui devait durer seulement quelques jours, a duré plus longtemps car nous nous sommes mis à participer à l’élaboration des décors en empruntant du matériel mis à disposition par l’école. D’autres artistes en résidence nous ont conseillé d’investir dans du matériel de qualité en nous aidant dans le choix des outils et des marques et c’est ainsi que nous avons acheté nos premiers outils ! Dès les premiers jours, notre travail a flirté avec l’idée de bricolage. Puis quelques mois plus tard nous sommes partis à New-York rendre visite à Noe et nous avons réalisé des vidéos que nous avons pu ensuite exposer à Croxhapox. C’est ainsi que notre duo s’est formé et que par effet boule de neige, notre œuvre a gagné peu à peu en visibilité.
Quelle est l’histoire de votre pseudonyme Robbert&Frank Frank&Robbert ?
Notre collaboration s’est développée de manière naturelle et nous essayons de faire tout notre possible pour créer des œuvres qui restent très proches de ce que nous sommes. Robbert&Frank Frank&Robbert est littéralement ce que nous essayons d’être. Cela symbolise notre égalité et c’est en quelque sorte une règle simple et ludique qui permet d’éviter tout problème d’égo. Nous considérons notre collaboration comme un serpent qui se mord la queue : Robbert est Frank et Frank est Robbert, etc. Ensemble, nous sommes une entité beaucoup plus forte. Dans le monde artistique contemporain, le nom de l’artiste a tant d’importance que nous le considérons déjà comme une expérience, au même titre que les stratégies de marketing de multinationales comme Coca Cola ou Apple.
Vous travaillez ensemble depuis maintenant plusieurs années. Pouvez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?
Ce qui nous motive aujourd’hui est le fruit d’une histoire : chaque recherche a entraîné celle d’après, chaque choix artistique a entraîné le suivant, et ainsi de suite. Nous sommes des passionnés de science et d’espace, de technologie et d’histoire. En faisant des actions dans l’espace public, nous sommes obligés d’apprendre de nouvelles astuces et compétences – un peu comme Q qui invente les gadgets de James Bond… Nous nous sentons parfois comme des inventeurs qui doivent utiliser une nouvelle forme pour créer un nouveau contenu. Nous travaillons à la manière d’un match de ping-pong. Nous faisons rebondir des idées et nous nous défions de manière continue pour interroger nos propres croyances, connaissances et techniques. Nous voyons la création comme un moyen de mieux connaître le monde et de mieux le comprendre. Nous faisons du ping-pong avec des concepts et des idées. Robbert est un magicien de la technologie et aime résoudre les problèmes. Dans chaque projet qu’il entreprend, il s’investit tellement que sa recherche peut être infinie mais il a parfois du mal à lancer de nouvelles choses. De mon côté, je suis flexible et j’ai toujours de nouvelles idées. J’absorbe les informations comme une éponge et je les partage pour qu’elles puissent entraîner de nouvelles idées, ou être intégrées à des idées sur lesquelles nous travaillons déjà, mais j’ai souvent du mal à terminer les choses que j’entreprends. C’est pourquoi nous formons un bon duo. C’est notre base. Chaque projet exige une nouvelle approche et un nouveau processus d’apprentissage. Ce mode de travail intuitif et parfois naïf crée des idées inattendues et des résultats toujours surprenants. Le noyau de Robbert&Frank Frank&Robbert, c’est l’amitié, l’humour et le jeu.
Votre travail se matérialise sous la forme d’installations, de films, de performances, de pièces pour le théâtre, etc. Comment envisagez-vous le médium dans votre travail ?
Nous croyons fortement à cette citation de Marshall McLuhan : « Le medium est le message ». La manière avec laquelle vous dites quelque chose est aussi importante que ce que vous dites. Au départ, nous avons réalisé de courtes vidéos dans lesquelles nous jouions. Puis, nous avons réalisé des installations. Nous avons ensuite commencé à filmer nos propres expositions, et nous avons utilisé nos installations comme décor pour nos vidéos. De cette façon, nous avons trébuché d’un milieu à l’autre. La transformation qui se déroule lorsque vous changez un travail, d’un support spécifique vers un autre, est encore importante pour nous. Nous voyons l’acte de création comme vivant jusqu’à ce qu’il devienne une œuvre, figée, terminée, en quelque sorte morte. C’est pourquoi tout·e artiste pleure lorsqu’une œuvre est terminée. Le cœur saigne au moment d’un vernissage car c’est un deuil rempli d’œuvres d’art mortes. Pour nous, une œuvre d’art n’est jamais terminée. L’idée est le véritable travail. L’idée est une ombre et selon la source de lumière, l’ombre peut changer. En activant une œuvre d’art dans une performance, elle peut reprendre vie. En changeant la forme d’une œuvre d’art, elle peut reprendre vie. Ce qui commence comme une sculpture dans une exposition peut se transformer en un décor pour une représentation théâtrale, et plus tard devenir une partie d’un multiple ou d’une vidéo, etc. Nous acceptons l’idée qu’un travail n’est jamais fini, il connaît tout simplement différentes étapes temporaires dans différents médias. C’est ainsi que beaucoup de nos projets sont devenus des œuvres d’art mobiles. Ces deux dernières années, nous avons fabriqué de petites valises en bois que nous pouvons emporter avec nous dans les avions et les trains. Nous avons ainsi la possibilité de présenter notre travail de toutes les manières et en toutes occasions, même dans la rue. En nous éloignant de la boîte noire et du cube blanc, nous découvrons de nouvelles façons d’interagir avec la société qui nous entoure.
Comment vos processus de recherche diffèrent-il d’un médium à l’autre ?
L’aspect le plus important de chaque projet est le développement spécifique d’un nouveau langage visuel, la réinvention d’un vocabulaire d’images et de sons. Le texte, peu présent au départ, est toujours utilisé comme un moyen visuel, jamais comme une histoire ou un point de départ. Chaque spectacle commence dans notre atelier, jamais sur une scène. Tout commence toujours dans l’atelier – nous sommes des artisans : nous aimons fabriquer des choses. Au début de toute œuvre, nous sommes en recherche dans l’atelier, sans idée précise. Lentement et progressivement, des pistes s’imbriquent entre elles, un peu par hasard, et prennent progressivement sens. Au fur et à mesure, ces matériels deviennent un objet unique à part entière.Tout ce que nous faisons est connecté. Nous aimons croire que tous ces objets, toutes ces œuvres d’art font partie de notre gesamtwerk, notre grand récit à nous. Nous ne voyons pas notre travail comme une collection d’œuvres individuelles, mais comme une collection de blocs de construction qui, une fois réunis, forment un grand univers. Le début du processus de création d’un spectacle est finalement assez similaire à celui d’une œuvre d’art visuelle. L’espace secret et isolé du théâtre est un petit cosmos noir où nous pouvons construire notre propre univers. Chaque performance commence par le vide et nous rendons le public complice de la création et de la découverte de ce nouveau monde. La transformation est un thème essentiel dans ce domaine, tout comme l’humour et le jeu.
En effet, l’humour est un élément essentiel de votre travail.
L’humour est un des aspects importants qui fédèrent Frank & Robbert. L’humour est un jeu et le jeu est au cœur de notre travail. En tant qu’êtres humains, nous apprenons en imitant, en jouant. L’humour provient généralement de ce qui ne va pas, c’est en quelque sorte la fausse note, l’alternative. L’humour brise la tension, les gens sont plus ouverts et plus réceptifs quand ils sont de bonne humeur. Nous aimons inviter les gens à rentrer dans notre travail par cette première émotion avant de découvrir des couches plus profondes. Dans chacune des œuvres que nous réalisons (plastique, scénique, visuelle, …), nous invitons les spectateur·rice·s à faire un voyage avec nous, qui va au-delà des beaux paysages, des belles images ou des belles couleurs. Par ce voyage que les spectateur·rice·s n’ont pas choisi, nous tentons de leur faire prendre du recul, de déclencher chez eux·elles une introspection. Pour nous, l’humour, le côté ludique de nos œuvres permettent d’y parvenir plus facilement. Nous pensons que l’introspection, le fait d’aller au plus profond de soi, est une potentielle porte d’entrée pour «accéder à l’art». D’une certaine manière, nous pouvons affirmer que l’humour et l’art ont des fonctions similaires : ils nous aident tous deux à refléter les choses et à créer une perspective.
Pourriez-vous revenir sur la genèse de Don’t we deserve grand human projects that give us meaning ?
Comme pour chaque nouveau projet, nous commençons par mettre en chantier deux axes de recherche : le fond et la forme, les questions philosophiques et les idées concrètes. Celles-ci peuvent exister séparément et peuvent même se confronter. C’est le frottement entre le contenu et la forme qui pousse la création vers l’avant. Avec Don’t we deserve grand human projects that give us meaning ? Nous avons commencé par travailler à partir d’idées confuses de la physique contemporaine, de la théorie des cordes à la mécanique quantique en passant par de nouveaux concepts autour du temps et de l’espace, de la téléportation, etc. Nous avons été fortement inspiré par le livre de Dave Eggers, Your Fathers, Where Are They? And the Prophets, Do They Live Forever ? C’est l’histoire d’un jeune homme dérangé qui kidnappe plusieurs personnes dont un astronaute afin de lui poser les questions importantes de la vie : Pourquoi vivons-nous ? L’une des luttes personnelles du personnage repose sur le fait que le monde a déjà été construit. Tout existe déjà, et il ne semble plus y avoir de projets majeurs pour lesquels une nouvelle génération peut ou veut s’engager. Je pense qu’avec l’art et avec chaque nouvelle création, on se demande toujours : qu’y a-t-il de nouveau à ajouter ? Dois-je faire quelque chose et cela fera-t-il une différence ? Tout est déjà fait et déjà réalisé… Ce livre restitue magnifiquement ce sentiment. Il est également très beau de voir comment le protagoniste du livre croit qu’un étonnement, un politicien ou une autre personne ayant un statut social élevé devrait sûrement connaître les bonnes réponses. Et il apparaît que chacun d’entre nous fait simplement de son mieux. Et que nous n’avons pas les réponses. Aucun d’entre nous. Que nous essayons juste de faire en sorte que ça marche avec les informations que nous avons.
Comment avez-vous engagé le processus de travail ?
Si vous faites un dessin, vous commencez par une feuille blanche, si vous dessinez dans Illustrator ou faites un collage dans Photoshop, vous commencez également par une toile blanche. Dans le film Matrix, il y a une scène où le personnage principal se trouve dans un espace virtuel sans dimension, entièrement blanc (appelé The Construct, ndlr.) utilisé comme programme de chargement pour lancer ou créer des objets virtuels. Cet espace est le point de départ, c’est le point zéro – c’est le lieu de la création, mais c’est aussi la visualisation du monde. Nous avons littéralement commencé à partir d’une toile blanche : la scène est une plate-forme carrée blanche d’où des objets apparaissent et disparaissent par de petites portes. Nous voulions visualiser la création de nouvelles dimensions. Nous voulions littéralement partir de zéro pour définir ce qu’est la longueur, la profondeur, la hauteur, etc. Ensuite viennent les concepts plus intéressants : qu’est-ce que le temps ? Qu’est-ce que la lumière, qu’est-ce que l’obscurité ? Et ensuite nous essayons de définir ce qu’est le présent. C’est là que la voix off entre en jeu. Lorsque nous entrons sur la scène (sur la toile), la voix off nous donne des noms et donne des noms aux objets. Le film Det perfekte menneske (littéralement, L’Homme parfait) de Jørgen Leth a également été une source d’inspiration importante pour la conception de nos décors. Une observation simple mais parfaitement exécutée de l’être humain. Notre scène semble également flotter au-dessus du noir du reste du théâtre. Nous vivons sur un petit terrain et il se remplit très vite. Cela évoque l’idée des ressources limitées dont nous disposons et la vitesse à laquelle les humains les remplissent.
Pourriez-vous partager les grandes lignes de Don’t we deserve grand human projects that give us meaning ?
Le désir universel de comprendre l’univers et ses mécanismes internes. La façon dont nous définissons notre monde, qui est à la fois magique et limité. La manière dont nous nous connectons les uns aux autres et aux objets de manière ludique. La beauté de la science, mais aussi les dangers de la technologie (des portails, des mondes virtuels, du clonage, etc.) Le fait que nous, les humains, prenons tant d’espace et de ressources en si peu de temps est effrayant. Le pouvoir de l’imagination. Il y a une grande arche dans cette pièce, qui commence avec la création du monde, la définition de ses frontières, l’exploration de nouvelles possibilités, se perdre dans toutes les possibilités, introduire le langage et la logique, la mémoire, jusqu’à ce que tout cela devienne un peu trop et soit incontrôlable. Mais surtout, c’est une pièce qui invite le spectateur à laisser tomber ce qu’il croit savoir et à laisser son imagination et ses associations l’entraîner dans un nouvel état d’esprit onirique.
Don’t we deserve grand human projects that give us meaning ? De et avec Robbert&Frank Frank&Robbert. Mise en scène Pol Heyvaert. Avec les voix de Jonathan Beaton et Anna Stoppa. Coaching Pol Heyvaert. Musique Boris Zeebroek. Chorégraphie Charlotte Vanden Eynde. Remerciements Arne Wastyn. Photo © Tom Callemin.
Robbert&Frank Frank&Robbert présentent Don’t we deserve grand human projects that give us meaning ? les 16 et 17 décembre au Centquatre-Paris.
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