Photo CINTERSCRIBO SOULEVEMENT 0804 ©Hervé Goluza

Soulèvement, Tatiana Julien

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 14 novembre 2019

Alger, Beyrouth, Hongkong, Santiago, Barcelone, Bolivie… Les rues grouillent de manifestants, les voix s’élèvent, les images d’affrontements sont partagées massivement sur Internet… : impossible de ne pas constater aujourd’hui l’intensification des mouvements contestataires à travers les grandes villes de la planète. Créé la saison dernière, Soulèvement de Tatiana Julien a fortuitement coïncidé avec le début du mouvement des Gilets jaunes en France. Porté par un élan de révolution, le solo semble cristalliser la ferveur des corps et des luttes qui l’ont précédée. De quoi notre génération hérite, et qu’en reste-t-il quant à notre capacité à nous soulever, nous rassembler, agir ? Dans un geste fort et exutoire, la nouvelle création de Tatiana Julien jaillit comme une réponse chorégraphique face à cette ferveur actuelle.

Au regard de vos précédentes pièces Douve, Ruines ou encore Initio, vos deux dernières créations Turbulence et Soulèvement semblent marquer un virage musical et chorégraphique dans votre travail…

Tout ce processus résulte d’une envie d’émancipation. Je suis persuadée que je n’aurais jamais pu être artistiquement où je suis aujourd’hui sans être passée par mes précédentes pièces. Il y a plusieurs façons pour moi d’expliquer ce revirement… Le tout premier changement invisible a été opéré entre 2015 et 2017 avec ma participation au projet européen Dancing museums. Les résidences et les performances dans le contexte muséal m’ont progressivement amenée à m’interroger sur mon propre travail, à réfléchir aux spectacles depuis l’expérience du spectateur·rice. Après plusieurs spectacles autour de la musique savante, j’étais arrivée dans une forme d’enfermement avec la musique contemporaine. Je me suis rendu compte que le monde de la musique savante, et de la danse qui allait avec, était un monde qui ne correspondait plus et qui était en contradiction totale avec mes engagements sociaux qui commençaient à apparaître, notamment autour de la démocratisation de l’art. Ces nouvelles réflexions venaient mettre en crise mon travail artistique et mon histoire personnelle. Ce n’était plus possible pour moi d’œuvrer à l’endroit où j’étais jusque-là, ça n’avait plus de sens que je reste dans cette esthétique-là. J’admire les artistes qui ont la capacité d’intégrer au sein de leur travail et leur engagement politique leur propre histoire. Aujourd’hui je suis dans un nouvel élan, c’est pour moi une forme de réconciliation entre ma pratique artistique et mon histoire personnelle : l’injustice sociale que j’ai endurée toute mon enfance devient un sujet politique au sein de mon travail.

Soulèvement marque aussi votre retour seule au plateau.

Effectivement, comme il se passait une sorte de révolution artistique avec Turbulence, c’était indispensable que je fasse une mise à jour de mon corps et de ma danse. Je ne pouvais pas continuer à travailler sans repasser seule par mon propre corps, pour comprendre où j’en étais. J’étais à ce moment artiste associée à la Scène nationale de Chalon-sur-Saône et à Art Danse CDCN Dijon Bourgogne et j’ai simplement indiqué aux directions que je souhaitais créer un solo. J’ai juste insister pour retarder le plus possible la mise en mot et le discours autour de ce projet qui n’avait pas encore commencé. C’était aussi un besoin de faire jaillir quelque chose de spontané, sans pré-discours…

Que souhaitiez-vous « faire jaillir » ?

J’avais simplement besoin de réagir à tout ce qui passait autour de moi. On sortait tout juste du mouvement social Nuit debout et rien ne prédisait le mouvement des Gilets jaunes qui allait venir mais on pouvait voir des formes de soulèvements un peu partout en France et en Europe. Il faut aussi rappeler que 2018 marquait le cinquantenaire de Mai 68. Que reste-t-il aujourd’hui de cette volonté de se soulever ? Cet héritage semble aujourd’hui fragile. J’avais besoin de mettre en perspective toutes ces questions à l’endroit de ma pratique : la danse et par extension, le lieu du théâtre, et à quel point cet espace était toujours garant de cette démocratie. Les politiques culturelles d’André Malraux et Jack Lang ont apporté de belles utopies, mais aujourd’hui cet espace semble de plus en plus menacé : face à la baisse des subventions à la création, les coupes budgétaires des théâtres, la censure, la starification des noms et la standardisation des programmations… Est-ce que l’endroit du plateau est un endroit de résistance, encore en 2019 ? De quoi notre génération hérite, et qu’en reste-t-il quant à notre capacité à nous soulever, nous rassembler, agir ? Que signifie chorégraphier des corps aujourd’hui ?

La bande son est constituée de nombreux extraits documentaires, des archives sonores où l’on peut reconnaître André Malraux, Albert Camus, Jack Lang… Comment avez-vous constitué / imaginé ce dialogue avec ces personnalités et leurs discours ?

Je ne pouvais pas parler de soulèvement sans prendre en compte toute cette histoire qui nous précède. C’est une pièce très discursive, traversée par des revendications, des prises de parole, des époques, des gestes… En multipliant les archives et les prises de paroles, je souhaitais que toutes ces voix convergent vers un seul et même geste : celui d’une révolte universelle contre l’injustice.

La chorégraphie puise dans de nombreuses références, aussi bien savantes que populaires. Quels étaient les enjeux de ramener et de traverser toutes ces matières au plateau ?

Pour moi, le meilleur moyen d’engager un corps dans la révolte était l’énergie de la foule. J’ai donc essayé de trouver et d’amener au plateau des situations qui nous amènent à nous rassembler, à physiquement nous soulever : les stades, les concerts, les manifestations, les fêtes… La chorégraphie que j’ai écrite essaie de rendre compte de cette idée de corps traversé par une foule de corps, soutenu par un héritage de gestes omniprésents : j’ai emprunté aux figures starifiées, aux danses de résistance, au krump, au voguing, aux actions que nous pouvons voir lors des manifestations, aux gestes issus de la culture numérique, aux jeux vidéo, à l’entertainment, à l’histoire de la danse… Tout l’enjeu était de travailler à détricoter ce qui différencie une foule aliénée d’une foule soulevée, une foule d’individus qui pense et œuvre pour sa liberté, ou une foule engouffrée dans l’oubli… Différencier aussi le geste de la protestation, de l’émancipation du geste préfabriqué, auto-cité, prémâché et sans imaginaire. Le geste engagé du geste stérile en quelque sorte. C’est ce glissement-là qui m’a intéressée et qui m’a permise d’ouvrir plusieurs espaces de réflexion. Peut-on par exemple parler de révolte en état de fête, de légèreté absolue, ou même en état d’amour ?

Vu au Festival C’est Comme Ça ! organisé par L’échangeur CDCN-Hauts-de-France. Chorégraphie et interprétation Tatiana Julien. Création sonore et musicale Gaspard Guilbert. Création lumière Kevin Briard. Photo © Hervé Goluza.