Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 14 mai 2018
Figure phare de la danse post-moderne, le chorégraphe américain Merce Cunningham a laissé derrière lui un corpus de plus de 200 pièces. Ancien soliste de la Merce Cunningham Dance Company à New-York et aujourd’hui directeur du CNDC d’Angers, le chorégraphe Robert Swinston perpétue l’héritage de son ancien maître en re-vivifiant certaines œuvres de son répertoire avec une nouvelle génération de danseurs. Mettant autant en exergue l’idée de transmission que l’absolue pertinence actuelle de ce travail, il présente à Paris trois pièces emblématiques de Merce Cunningham, ainsi qu’un event tout spécialement créé pour les 40 ans du CNDC.
Parmi les centaines de performances qui forment le répertoire de Cunningham, comment votre choix s’est-il arrêté sur How To Pass, Kick Fall, and Run (1965), Inlets 2 (1983) et Beach Birds (1991) pour composer ce nouveau programme ?
Les pièces choisies pour ce programme se doivent de montrer la variété du travail de Merce Cunningham, créé tout au long des soixante-huit années de sa carrière de chorégraphe. Cette soirée a été spécifiquement élaborée pour Chaillot, j’avais le désir de partager le travail de Cunningham avec le public, pour le rendre accessible et dévoiler toute son humanité. C’est à la fois le fruit de mon parcours de danseur dans la compagnie et le résultat de ces cinq dernières années passées à transmettre des décennies de technique et de répertoire Cunningham à de jeunes danseurs. Ces trois pièces revêtent donc des significations particulières pour moi : j’ai moi-même dansé dans la distribution des premières de Beach Birds et Inlets 2 et j’ai participé avec Merce à la reconstruction de How To Pass, Kick Fall, and Run. Ces trois pièces sont d’ailleurs accompagnées par des musiques de John Cage et sont de très beaux témoignages de sa riche collaboration avec Cunningham.
Au delà d’être joué sur la musique de John Cage, quels points communs peut-on souligner entre les différentes pièces de ce programme ?
Inlets 2 et Beach Birds sont le reflet du grand intérêt que Cunningham portait à la nature. Il pensait qu’il était difficile de parler de la danse à cause de son caractère évanescent. Il comparait sa vision de la danse, la danse elle-même, à l’eau. Il disait même : “Tout le monde sait ce que sont la danse et l’eau mais leur fluidité les rend toutes deux insaisissables.” Cette idée de fluidité se retrouve dans les trois pièces de ce programme, mais aussi finalement dans toute l’œuvre de Merce.
En quoi selon-vous, la danse de Merce reste-t-elle contemporaine, actuelle, aujourd’hui ?
C’est une bonne question car si Cunningham a créé plus de deux cent pièces entre 1942 et 2009, il a toujours été curieux de travailler à quelque chose de nouveau. En prenant systématiquement comme point de départ le mouvement, son travail était pour lui très naturel. Pour moi, le travail de Cunningham reste en cela très novateur. Il est de ma responsabilité de transmettre son héritage aux danseurs et de les aider à se trouver eux-mêmes dans le travail. J’insiste auprès des danseurs pour leur faire prendre conscience que chaque individu est unique et que le but de leurs répétitions est de redécouvrir le travail comme s’ils le dansaient pour la première fois.
Comment pouvez-vous résumer la pensée chorégraphique particulière à Cunningham ?
Pour Merce, le sujet de danse c’est la danse elle-même. Elle ne doit rien représenter d’autre. Pour lui, la production de la danse est une question physique. Les danses sont composées de mouvements et il estimait que le mouvement lui-même était expressif, allait au-delà même des intentions d’expressivité. Chacun est ensuite libre d’envisager sa danse à la faveur de ses sentiments et de son expérience. Merce pensait la danse comme une transformation constante de sa propre vie. Ses danses ne sont pas construites linéairement, une chose ne menant pas nécessairement à une autre. Chez lui, la continuité des événements est constamment imprévisible, ce qui va à l’encontre d’une pensée verticale, démiurgique d’une danse composée par “en haut”.
Selon vous, quelle est l’essence de la danse de Cunningham ?
La base même de la danse, c’est l’énergie et son amplification dans le rythme. L’énergie est nourrie par le mouvement. Même lorsque l’on est immobile, on est toujours en mouvement, il y a toujours une activité, même dans le plus grand calme. Une chose remarquable, c’est que, puisque nous ne dansons pas sur la musique – la danse et la musique étant conçue indépendamment l’une de l’autre chez Cunningham – la musique ne vient pas soutenir la danse. Les danseurs ne dépendent que d’eux-mêmes pour trouver cette énergie.
L’écriture chorégraphique de Cunningham est très difficile physiquement, pour ses interprètes. Quelles sont les exigences spécifiques de cette technique pour les danseurs ?
Selon moi, les danseurs doivent être très forts et posséder des caractéristiques individuelles. Il n’y a aucune attente ni ambition à ce que chaque danseur danse comme l’autre. Ils peuvent tous effectuer le même mouvement, mais chacun doit le faire de façon personnelle, pas vraiment en tant que danseur mais en tant que personne. Les danseurs capables d’incarner le travail de Cunningham se doivent d’être entièrement dévoués la danse, passionnés par la danse, être intelligents et capables de voir et apprendre la chorégraphie, tout en possédant la volonté de répéter de nombreuses fois. Le danseur doit également savoir prendre des décisions pendant qu’il danse. Nous avons la chance de travailler avec des interprètes accomplis, à la hauteur de la tâche d’apprentissage et d’exécution de ce matériel. À l’écoute de leurs commentaires, je sais qu’ils ressentent une profonde satisfaction et toute la richesse de l’expérience de danser le travail de Merce.
Votre travail est très marqué par l’idée de transmission… Est-ce pour cette raison qu’un ancien danseur de la Merce Cunningham Dance Company – Ashley Chen – a été invité à rejoindre la compagnie du CNDC pour ces événements ?
En effet. Depuis 2013, j’ai constitué à la faveur d’auditions une compagnie de danseurs réguliers autour de moi. En 2016, lorsque nous avons reçu l’invitation de présenter Beach Birds à Chaillot, j’ai demandé à Ashley Chen s’il serait intéressé de danser avec la compagnie du CNDC dans cette production et il a répondu présent. J’ai rencontré Ashley en 1999, pendant une tournée de deux semaines de la Merce Cunningham Dance Company au Théâtre de la Ville à Paris où, sur un jour de congé, une audition s’est tenue pour chercher un danseur masculin. C’est à ce moment que nous avons choisi Ashley Chen et lui avons proposé de rejoindre MCDC. Il est venu à New York et a dansé avec nous pendant 4 ans avant de revenir en France en 2004. L’inviter pour cet événement m’a semblé tout à fait naturel, pour faire un lien entre MCDC et la compagnie du CNDC.
Dans le cadre des 40 ans du CNDC, un event tout spécialement créé pour l’occasion sera présenté. Que représentent les events dans l’œuvre de Merce Cunningham ?
Merce Cunningham avait écrit lui-même une note d’intention pour les programmes des events : « Présenté sans entracte, les events consistent en des danses complètes ou des extraits de danses du répertoire, comprenant souvent de nouvelles séquences arrangées pour une performance en un lieu particulier, plusieurs activités autonomes qui se déroulent en même temps pour permettre moins une soirée de danse que l’expérience de la danse. » Ce format adaptable a été inventé pour répondre à une commande dans un espace qui n’était pas initialement dévolu au théâtre ou à la danse. Ils peuvent ainsi être présentés dans des espaces non conventionnels ou dans le cadre d’un programme de répertoire mais la meilleure façon de les apprécier, c’est dans des gymnases, des musées ou en plein air car ce format favorise une relation plus intime, différente à la danse. Par définition uniques et exclusifs à chaque fois, ce sont plus de huit cent events qui ont été présentés à travers le monde dans des lieux tels que la Place San Marco à Venise, Grand Central Station à New York, les ruines de Persépolis en Iran ou encore sur une plage de Perth en Australie…
Ce sont donc des formats adaptés in situ… vos events sont-ils construits sur le même modèle ?
Oui, les events arrangés pour le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris puis pour celui de l’Orangerie seront uniques et chacun sera créé spécifiquement pour le lieu où il sera présenté. Les events que je monte sont désormais des collages d’une double histoire : quand j’ai pris la direction artistique du CNDC d’Angers en 2013, j’ai eu la volonté de constituer une compagnie capable de présenter à la fois les œuvres de Merce Cunningham mais aussi mes créations personnelles. J’ai commencé par enseigner la technique Cunningham puis les œuvres qu’il a chorégraphiées entre les années 60 et 80. Depuis, les danseurs ont abordé les chorégraphies des années 50 à 90 et 2000. Comme Cunningham, j’assemble les events à partir d’extraits de ses danses. La plupart du matériel chorégraphique utilisé a été créé avant l’usage de l’ordinateur par Cunningham et était donc plus facilement compréhensible et abordable pour les danseurs aujourd’hui. Ainsi, j’ai commencé à transmettre aux jeunes danseurs du CNDC des extraits de danses qui possèdent des règles de « jeux » intrinsèques et aussi des procédés d’indétermination. Cela signifie que les danseurs ont le choix des directions dans l’espace et dans l’utilisation du temps. Certaines pièces sont construites sur l’aléatoire et impliquent que les danseurs prennent des décisions sur l’instant.
Chorégraphie Merce Cunningham, reconstruction Robert Swinston, musique John Cage, réalisation lumières Benjamin Aymard, réalisation costumes Cathy Garnier. Avec Marion Baudinaud, Ashley Chen, Matthieu Chayrigues, Anna Chirescu, Pierre Guilbault, Gianni Joseph, Haruka Miyamoto, Catarina Pernão, Flora Rogeboz, Carlo Schiavo, Claire Seigle-Goujon. Photo © Charlotte Audureau.
Du 30 mai au 2 juin, Beach Birds / Inlets 2 / How to Pass, Kick, Fall and Run, Théâtre National de Chaillot
Le 4 juin, Event au Musée de l’Orangerie
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