Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 31 mars 2019
Depuis plus dix ans, les artistes Xavier Klaine et Ruth Rosenthal officient sous le nom de Winter Family. D’abord groupe de musique expérimentale, le duo franco-israélien signe depuis 2011 des spectacles engagés dans une approche quasi-documentaire. Leur dernier spectacle H2 Hébron est plongée visuelle et sonore dans les rues étouffantes de H2, zone administrée par Israël dans Hébron, ville la plus peuplée de Cisjordanie en Palestine occupée. Dans cet entretien, Xavier Klaine et Ruth Rosenthal partagent les rouages de leur démarche artistique et reviennent sur le processus de création de H2 Hébron.
Vos projets impliquent toujours une confrontation avec le terrain, un déplacement. Pour votre dernier spectacle H2 Hébron, vous vous êtes rendus plusieurs fois à Hébron en Palestine et avez interviewé beaucoup de locaux. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette pratique de terrain ?
On fait des pièces de théâtre documentaire, on voulait amener au plateau l’histoire des gens qui vivent ou passent dans cette zone d’occupation militaire très particulière à travers leurs propres mots, pas parler d’eux, mais exprimer leurs points de vue. On a passé en effet beaucoup de temps là-bas ce qui nous a permis de ramener 500 pages d’entretiens. Une de mes amies d’enfance est colon là-bas, c’était une porte d’entrée possible dans le monde fou des colons juifs d’Hébron puis nous sommes devenus amis avec des habitants palestiniens qui nous ont confié leurs craintes et leur désespoir. On a interviewé des militaires en faction, des anciens militaires qui ont servi dans la zone, des activistes de tout bord, des guides de tourisme guerre… Tous les gens qui vivent ou passaient à porté de nos micros. C’est toutes leurs paroles que nous voulions faire entendre.
En quoi la ville d’Hébron est-elle représentative du conflit israélo-palestinien ?
Hébron est un microcosme de l’occupation israélienne en Palestine. C’est la seule ville, excepté Jérusalem, où il y a des colonies à l’intérieur même de la ville. C’est une ville sainte pour les musulmans et les juifs qui prient dans la Mosquée d’Ibrahami ou le Tombeau des Patriarches, là où se trouve la sépulture d’Abraham ou d’Ibrahimi, comme vous voulez. C’est une zone très violente et totalement absurde parce que des groupes de touristes de guerres de tous bords, la plupart du temps pro-palestiniens mais aussi sionistes se croisent dans cette zone désertée et vidée de ses habitants palestiniens. Les guides touristiques se connaissent. Les touristes de guerre mangent des glaces en observant l’occupation israélienne en Palestine, il fait très chaud et tout le monde repart avec plus ou moins la nausée et la haine le soir à Tel Aviv ou Jérusalem pour boire des coups. C’est la seule zone de conflit dans le monde, avec les zones de narcotrafic en Amérique du Sud où le tourisme de guerre est aussi développé. C’est aussi cela que nous voulions faire partager avec le public de théâtre. Qui lui aussi est assis et observe la misère du monde avant d’aller boire un coup plus ou moins indigné au café du théâtre. C’est un peu pareil. Tourisme de guerre, création artistique et consommation culturelle. Tout cela est un peu vain. Pendant ce temps rien ne change sur place. En tous les cas, ça ne changera pas grâce à nous.
Comment vous êtes vous déplacé dans la ville ? Ruth, en tant qu’israélienne, était-il compliqué de vous déplacer dans Hébron ?
Légalement je n’étais pas autorisée à passer les checkpoints pour aller dans les autres zones de la ville ‘officiellement’ sous contrôle palestinien (Hebron1). Je le faisais avec mon passeport allemand. Tout le monde, les militaires, les palestiniens, devinaient plus ou moins que j’étais israélienne. Il y a eu des moments très tendus et assez dangereux parfois. Mais globalement c’était ok.
Les habitants d’Hébron ont-ils tous acceptés de vous rencontrer et de vous parler facilement ?
Les colons juifs et les habitants palestiniens ont accepté de nous répondre facilement. Ils ont tous l’habitude de parler aux touristes et aux journalistes, d’ailleurs très nombreux dans la zone. Les colons étaient plutôt contents de parler sans a priori être jugés, et de pouvoir dire leur vérité. Les palestiniens parlent parce qu’ils ont besoin de faire comprendre et de partager l’injustice flagrante qu’ils subissent au quotidien et qui empire chaque jour.
Quels étaient les réactions des habitants lorsqu’ils vous voyaient faire des allers retours entre les différentes communautés ?
Les colons se sont ensuite méfiés de nous de plus en plus en voyant que nous étions devenus amis avec des habitants palestiniens. Certains d’entre eux nous surveillaient en voiture. Ils n’étaient jamais loin. Les palestiniens ont d’autres problèmes que nos allers-retours dans la zone pour notre petit spectacle. Les activistes pro-palestiniens européens nous regardaient quant à eux avec pas mal d’incompréhension et de haine lorsqu’on interviewait en hébreu les militaires et les colons puis les palestiniens en anglais et en arabe. Certains refusaient de nous parler. Je crois qu’on leur faisait peur. Contrairement aux palestiniens avec qui nous avons toujours échangé lors de longues séances d’entretiens.
On vous présente souvent comme des artistes engagés, faisant des spectacles engagés. Vous considérez-vous comme des artistes activistes ?
Non pas du tout. L’activisme opère une réduction pour gagner en efficacité. Et tant mieux. On a besoin des activistes.. Mais ce n’est pas notre truc. On est juste passionnés par les sujets politiques et historiques, et pas tellement par l’art et la création. Xavier d’ailleurs a fait des études de géopolitique et de musique classique, pas d’art. Bref on n’est pas du tout activistes. Nous sommes juste partie prenante de la société. La culture et l’Art est nécessaire à tout groupe humain. C’est une question de survie visiblement. Notre rôle serait peut-être alors spirituel ou moral au sens large, juste tenter de toucher les individus au plus profond. Si possible. C’est un taf dans les sociétés humaines. Mais nous ne pensons pas qu’on peut changer les points de vue politique des gens. On ne pense pas que l’on devrait d’ailleurs. De toutes les façons, 99% des spectateurs dans les théâtres publics européens votent à gauche, ont fait des études supérieures, sont issus des classes moyennes supérieures ou de l’élite culturelle et pensent que l’occupation israélienne en Palestine est criminelle et injuste. Quand ils sortent de nos spectacles, ils n’ont a priori pas changé d’opinion.
Quel(s) théâtre(s) souhaitez-vous défendre ?
Nous faisons un théâtre qui démonte les milieux auxquels nous appartenons. On attaquait l’éducation israélienne dans Jerusalem Plomb Durci, No World / FPLL était une satire autocentrée sur l’élite culturelle indignée et l’ultra connexion, H2 Hebron est une critique frontale de l’occupation Israélienne en Palestine. On attaque nos propres milieux, on crache dans la soupe, comme on nous l’a bien dit lorsqu’on critiquait Israël ou plus encore quand on plaisantait sur l’intermittence dans No World. C’est vrai que nous faisons du théâtre qui crache dans la soupe, peut-être parce que nous sommes des musiciens et que nous avons écouté surtout du punk et du métal dans notre jeunesse… Le théâtre n’a pas besoin de nous pour se défendre de toute façon. On défend aucun médium artistique, on voit l’art comme un besoin social basique, un travail nécessaire, comme un boulanger, un prof ou un curé. Ce qui est important pour nous c’est l’honnêteté vis-à-vis du public. On fait confiance au public, même lorsqu’on l’agresse, on sait qu’il comprend pourquoi, comme dans un concert de metal ou punk. Nous faisons confiance à l’intelligence du public, nous voulons surtout pas paternaliser les spectateurs. Nous ne sommes pas professeurs et encore moins metteurs en scène agrégés. On n’a pas la prétention d’éduquer les gens. On essaye seulement de les toucher. La création artistique ne doit pas se confondre avec la politique culturelle.
Les artistes originaires de zones de conflits ont l’air de travailler plus souvent autour de questions politiques, d’héritage culturel, de territoire… Pensez-vous que ce contexte génère son propre théâtre, peut-être plus documentaire ou plus politique ?
On ne sait pas. Il existe aussi un grand nombre de projets non politiques en Israël, au Liban et en Palestine mais ils sont peut-être moins invités par les théâtres européens. Un chorégraphe israélien ou palestinien qui ne travaille pas sur un sujet politique c’est frustrant sans doute. Les israéliens et les palestiniens sont devenus des représentations de nos fantasmes et de nos indignations.
Vous créez vos pièces en Europe. Avez-vous déjà pu les montrer en Israël ? En Palestine ?
Nous ne pouvons pas jouer en Palestine, ni au Liban d’ailleurs, parce que je suis israélienne et qu’il est écrit que je suis née à Haifa sur mon passeport allemand. On a naïvement essayé à plusieurs reprises, mais c’est impossible. Et c’est logique. On a joué Jerusalem Plomb Durci à Tel Aviv et on est invité à jouer H2 Hebron à Jerusalem Ouest, mais on ne sait pas si on va accepter. Pour Jerusalem Plomb Durci, beaucoup de spectateurs ont été très émus en voyant un spectacle clairement destiné à un public non israélien. Cela leur faisait prendre conscience de l’énormité du bourrage de crâne mémoriel et patriotique qu’ils subissent depuis leur naissances. Des spectateurs pleuraient. Pour d’autres, c’était un spectacle inutile pour eux, puisqu’ils savaient déjà tout ce qu’on leur montrait. En France les discussion après le spectacle sont toujours vives, en général les rencontres avec le public se finissaient par une engueulades entre des activistes pro-palestiniens et des juifs sionistes… à coups d’anathèmes tels que ‘Dieudonné’ ou ‘Finkielkraut’. Nous avons fini par décider d’arrêter les rencontres avec le public pour ce spectacle. En France c’était toujours tendu. Etre juif français ou avoir passé une semaine de vacances à Ramallah ne veut pas dire que vous connaissez la Palestine et Israel. De toutes façons paraphraser un spectacle dix minutes après l’avoir joué est un non-sens. C’est franchement contestable comme procédé.
Qu’avez-vous pensé de l’appel au boycott de la saison France/Israël ?
Contrairement au boycott économique, le boycott culturel n’est pas productif parce qu’il sert le régime israélien. Le régime israélien adore le boycott culturel, il fait mine de le combattre, mais il l’adore. Il lui permet de dire à la population ‘vous voyez le monde entier nous déteste encore’. Le BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions est une campagne internationale appelant à exercer un boycott et diverses pressions sur Israël, ndlr) flatte la paranoïa israélienne et affaiblit un peu plus le monde artistique israélien très à gauche et acquit à la cause palestinienne en général et laisse la population en tête à tête avec le régime de plus en plus fasciste. Après on comprend aussi que cela soit perçu comme un moyen de pression efficace depuis l’extérieur d’Israël et on comprend tout à fait que des artistes refusent de se produire dans un pays qui occupe et massacre son voisin dès qu’il bouge.
En France, les représentations de compagnies israéliennes s’accompagnent souvent par un important dispositif de sécurité à l’entrée des théâtres… Compte tenu des enjeux politiques de votre travail, je dois avouer que je m’attendais à voir des contrôles renforcés devant la MC93, mais non…
Nous ne sommes pas une production israélienne et nous n’avons jamais reçu de fonds israéliens donc nous ne sommes pas concernés par le BDS. Nous avons cependant reçu de nombreuses menaces au début de la tournée de Jerusalem Plomb Durci mais nous y avons jamais répondu. Nous n’avons jamais utilisé ça pour faire le buzz, on n’a jamais fait de communiqué rageur et indigné, même lorsque le Centre Simon Wiezenthal de Los Angeles a écrit à Aurélie Filippetti (Ministre de la Culture et de la Communication à cette époque, ndlr) pour qu’elle annule le Festival d’Avignon à cause de nous. Ce qui était assez comique en fait, ils étaient un peu à côté de la plaque. Il y avait un dispositif de sécurité à un moment lorsque certaines menaces se précisaient mais c’est aujourd’hui terminé. Finalement les menaces s’espacent, s’estompent et puis disparaissent. Si tu n’enchaînes pas, si tu ne réponds pas, tout se calme assez vite. On a refusé poliment les demandes d’interview des médias communautaires qui nous accusaient d’antisémitisme ou de sionisme déguisé, et Il n’y a plus eu de grain à moudre. On n’est pas assez rentables pour ces groupuscules de toutes façons, on est trop petits. Entre les pièces de théâtre, on fait des concerts et on enregistre des albums. Et on préfère faire de la musique que d’alimenter le bordel.
H2-Hébron, vu à la MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis. Photo © Noa Ben Shalom (Wings : Yochai Matos).
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