Photo unnamed scaled e

Joachim Maudet, W̶E̶L̶COME

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 2 juillet 2023

Depuis plusieurs années, Joachim Maudet développe une recherche sur la relation/dissociation du corps et de la voix. Avec sa nouvelle création WELCOME, le chorégraphe imagine un trio burlesque et propose une traversée physique et sonore, où corps et voix se dissocient grâce à la magie de la ventriloquie. Impassibles, les yeux grands ouverts fixant le public, trois êtres décalés glissent d’une situation à l’autre, traversés par des narrations soufflées, des vibrations imagées et autres sonorités-paysages. Entre déviation de l’adresse et trouble de la projection, cette parole invisible fascine par l’imaginaire et le pouvoir de transformation qu’elle offre sur les corps. Dans cet entretien, Joachim Maudet partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur le processus de création de WELCOME. 

Tes créations ˈstɔːriz et WELCOME explorent chacune la relation/dissociation du corps et de la voix. Comment est née cette recherche autour de la voix ?

Je suis interprète depuis de nombreuses années et j’étais arrivé à un moment de mon parcours où j’ai eu le besoin de savoir qui j’étais en tant que créateur, de faire ce voyage introspectif pour définir en quelque sorte une identité artistique. J’avais envie de me confronter à la page blanche, au vide de l’espace et d’embrasser la liberté́ vertigineuse de voir apparaître un mouvement, un geste, une voix. Je me suis donc retrouvé seul en studio pour voir ce qui allait naturellement sortir de mon corps. Et sans trop de surprise, je suis allé vers la voix et la théâtralité. J’ai toujours eu cette fascination pour le medium vocal, cet organe invisible, impalpable et pourtant si intime, puissant et présent. J’ai aussi toujours aimé l’idée d’utiliser le corps dans sa globalité́, de chercher tous les moyens d’expressions possibles, creuser les recoins de communication et de création autant physiques que sonores. Après ce passage en studio, je savais donc que je voulais travailler sur des corps sonores. J’ai proposé à la danseuse Sophie Lèbre de me rejoindre et nous avons commencé à imaginer des sons et des bruits que l’on pourrait faire avec la bouche fermée. C’est en suivant ce premier sillon que j’ai posé les bases de ma recherche autour de la relation/dissociation du corps et de la voix. Nous avons passé un temps d’exploration pour trouver différentes sonorités et bruitages pouvant émaner d’un corps contenu : un corps-espace d’où émerge les résonances de l’activité́ intérieure. De ces premières expérimentations est née une partition musicale pouvant basculer du rire aux pleurs en passant par des ronflements, des sirènes d’alarmes etc. Ce qui m’intéressait également, c’était de travailler sur un déroulé vocal en perpétuel transformation pour voir ce qui se passait dans les interstices de métamorphose : Quels paysages sonores se cachent entre les rires et les pleurs ? Quels imaginaires s’ouvrent dans ces entre-deux ? L’écriture du mouvement et la recherche de matières chorégraphiques s’est construite en parallèle et en opposition à cette traversée vocale foisonnante d’histoires et de récits. Nous avons pensé le corps comme un socle pouvant soutenir les multiples mouvements vocaux et qui serait traversé par des qualités physiques très précises comme la lenteur ou le tremblement. C’est en creusant cette opposition entre le déroulé vocal et le déroulé physique que la ventriloquie est naturellement apparue dans le processus de création.

Comment as-tu déployé cette recherche avec WELCOME ?

Tout d’abord, après la création de ˈstɔːriz, j’ai eu besoin de nommer et d’analyser cette recherche que j’étais en train d’entreprendre. J’aimais l’idée de déployer le corps dans ses différents discours, qu’il puisse se démultiplier à travers plusieurs couches : physique, vocal, vibratoire, émotionnel, postural etc. Penser que le corps puisse être le créateur de paysages physiques et sonores, manifester des figures ou pouvoir traverser l’espace et communiquer au-delà̀ de l’enveloppe charnelle. Après ce temps de dépôt, je me suis rendu compte que l’enjeu de ma recherche était de dissocier et de rendre indépendant chacun de ces discours pour créer des corps hybrides et des situations multidirectionnelles : j’avais en face de moi un terrain de jeu infini de composition. WELCOME s’est positionné dans la continuité de cette recherche avec l’envie de creuser la voix parlée et de travailler autour d’un trio pour élargir les possibles de compositions. On pourrait voirˈstɔːriz et WELCOME comme une sorte de diptyque autour d’une même ossature dramaturgique : du passage d’un corps en rétention traversés par des voix intérieurs à un corps unifié et libre d’expression.

Comment as-tu initié le processus de création de WELCOME ?

Je rentre toujours en studio avec des images très claires : je sais de quoi j’ai envie, sans pouvoir vraiment l’expliquer. Lorsque j’ai commencé le processus de WELCOME, je savais que j’avais envie que nos bouches s’entrouvrent pour laisser émerger nos paroles intérieures : travailler autour de la voix parlée, utiliser l’intonation, la répétition ou le phrasé pour tordre le sens des mots et découvrir leurs faces cachées. Je suis donc arrivé en studio avec une sorte de canevas que j’ai proposé à mes partenaires Pauline Bigot et Sophie Lèbre dans lequel nous avons évolué tout au long de la création. J’avais déjà l’image de nos trois corps dans une grande lenteur en train de fixer le public, de ces voix virevoltantes d’un corps à un autre jetant le trouble sur ce qui est vu et entendu. Le processus de création de WELCOME a aussi ouvert la question de la transmission de cette pratique de dissociation. Il m’était important de leur partager le plaisir de ce travail de dissociation pour pouvoir façonner ces situations multidirectionnelles ensemble. La première semaine de création s’est donc portée sur l’élaboration de pratiques de mise en condition pour créer un langage commun qui constitue l’essence de la pièce. Trouver des processus pour nous mettre en relation avec l’intérieur de nos corps avant d’interagir avec l’extérieur. Ces pratiques peuvent s’apparenter à des pratiques somatiques où l’imaginaire et les sensations sont les leviers de création. C’est après ce temps de laboratoire que nous nous sommes penchés sur l’écriture chorégraphique. Mon envie a été de continuer à explorer la superposition et l’opposition entre narration physique et histoires vocales tant dans le rythme que dans l’aspect situationnel : des visages froids aux paroles accueillantes, des corps-animaux traversés par des voix d’enfants au zoo, des paroles soutenues aux corps dépérissant, etc. Des corps aux couches narratives multiples à travers lesquelles peuvent se refléter les dualités et contradictions de l’humanité.

Comment as-tu écrit et « mis en voix » ces « histoires vocales » ?

L’enjeu de la partition vocale a été d’écrire un texte sans le B, le M et le P : trois lettres labiales que nous n’arrivons pas à dire en ventriloquie. Le point de départ de l’écriture du texte était donc cette contrainte qui au final a été un vrai cadre de liberté. Au départ, nous avons laissé nos paroles divaguer dans des endroits inconnus dans le but de trouver l’aisance, les chemins et stratégies pour ne pas employer ces lettres. Nous sommes passés ensuite à l’écriture du texte que j’imaginais comme un grand rêve où les situations se succèdent, se métamorphosent et s’entremêlent. Nous avons fait une liste d’émotions, de références ou de situations communes que l’on voulait voir exister et nous les avons ensuite agencés. L’écriture du texte a donc été un jeu de synonyme, de déclinaison et de tournure de phrase d’où a émergé l’humour et l’absurdité de WELCOME.

Comment ta pratique de la ventriloquie a-t-elle conditionné ta recherche chorégraphique dans WELCOME ?

La découverte de la technique de ventriloquie a été fondamentale dans mon parcours de créateur tant dans l’ouverture des possibles que dans la performativité que celle-ci amène. C’est une autre forme de relation, une utilisation contraire de nos habitudes physiologiques qui m’a apporté un éventail de possibilités de création. Faire de la ventriloquie, c’est dissocier son cerveau et être sur plusieurs tâches à la fois dans le but de conscientiser le double. C’est aussi à travers ce travail de dissociation que nous est apparue la notion de limite qui a influencé l’écriture chorégraphique de WELCOME. En effet, voyant nos corps comme des contenants de mondes invisibles, la peau nous est apparue comme une zone de séparation et de communication entre l’espace intérieur et l’espace extérieur. À partir de ce constat, nous avons eu l’envie de travailler sur les espaces qui séparent et limitent : Comment pourrait-on les rendre visibles ? Quelle serait la matière de l’espace qui sépare deux corps ? La ventriloque m’a également amené à penser différemment le jeu scénique, entre déviation de l’adresse et trouble de la projection. Même sur le plateau, nous sommes constamment en recherche de ce dialogue entre le visible et l’invisible. Nos corps sont traversés par des narrations soufflées, des vibrations imagées et autres sonorités-paysages. J’aime cette idée que nous sommes autant acteur que spectateur, moteur que suiveur, marionnette que marionnettiste. La ventriloquie m’a amené à penser la création comme une expérience sensorielle partagée avec des présences poreuses, où l’expérience vécue de l’intérieur est aussi partagée à l’extérieur.

WELCOME, vu au festival Artdanthé. De Joachim Maudet, avec Sophie Lèbre, Pauline Bigot et Joachim Maudet. Création lumière Nicolas Galland. Création sonore Julien Lafosse. Regards extérieurs Chloé Zamboni et Yannick Hugron. Coach vocal Pierre Derycke. Photo © Margaux Vendassi et Camille D. Tonnerre, Festival Parallèle.

Les 5 et 6 juillet au Festival de la Cité à Lausanne
Du 8 au 26 juillet au Théâtre du Train Bleu, Festival d’Avignon
Les 25 et 26 août au Brigittines à Bruxelles
Le 18 novembre au Manège à Reims