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Julia Perazzini, Faire résonner l’invisible

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 11 juin 2023

Depuis plusieurs années, la metteure en scène Julia Perazzini explore dans son travail les notions d’invisible et d’absence, notamment à travers le médium de la voix. Dans son dernier solo Le Souper, elle imagine la rencontre avec son frère aîné décédé avant qu’elle naisse. Dans un dialogue à travers le temps et l’espace, entre la mort et la vie, elle donne voix à son frère disparu, avec humour et gravité, grâce à la magie de la ventriloquie. Telle une spirite, elle engage seule une conversation d’outre-tombe, un rituel cathartique qui nous renvoie sur la place qu’on laisse à nos morts dans nos vies. Dans cet entretien, Julia Perazzini partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création du Souper.

Depuis plusieurs années, votre travail explore la notion d’invisible, notamment à travers le médium de la voix. Pourriez-vous retracer l’origine de cette recherche autour de la voix ?

J’ai commencé à travailler sur la voix il y a dix ans et avec le recul je me rends compte que cette recherche est liée à l’écoute : écouter d’autres parties de soi et celles des autres, celles qui font peur, celles qui sont enfouies, les invisibles, les drôles aussi. J’ai longtemps eu l’impression qu’on était nombreux à l’intérieur de moi. Aujourd’hui, après avoir créé plusieurs projets, je réalise que mon travail s’articule beaucoup autour de l’invisible et de l’absence. De ma pratique de comédienne, dont l’un des privilèges est de pouvoir me glisser à chaque fois dans la peau de nouveaux personnages, ou de leur faire une place, est né le désir de me lancer dans une observation des rapports entre intérieur et extérieur du corps, visible et invisible. Transcender l’enveloppe pour capter une chose essentielle : le souffle, ce qui nous active. Dans mes pièces, j’essaie de rendre visible l’invisible, ou du moins le rendre perceptible, palpable d’une autre façon que par le visuel. La voix est un médium qui matérialise l’invisible et il rejoint parfaitement mon envie d’explorer la notion de métaphysique. J’ai toujours eu envie de créer des pièces qui ouvrent nos champs de perceptions, qui permettent un pas de côté avec la vie, d’écouter autrement, partager un peu d’immatériel. J’ai toujours été fascinée par les êtres humains, par leurs gestes, leurs manières de parler et de bouger, comment chacun-e existe par la parole, comment chacun-e s’incarne. J’aime nous voir comme des entités sculptées au cours du temps, par un contexte et par le simple fait d’exister, ce mystère. Le besoin qu’on a d’y mettre du sens. Et comment on fait pour supporter cela.

Votre pièce Le Souper est un dialogue fantasmé avec votre frère aîné décédé avant votre naissance. Pourriez-vous retracer la genèse de cette pièce ?

Cette pièce répond certainement au besoin de me connecter à cette part manquante de mon histoire, de mon identité. À cette période de ma vie, je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui me poursuivait et que je devais lui faire face. Je réalisais que tout ce qui se rapportait à la mort m’affectait ou me touchait particulièrement, sans filtre, sans distance. Il y a eu des hasard et des rencontres qui m’ont mises sur la voie, gentiment… Je réfléchissais à une nouvelle pièce, en collectant du matériel, en répertoriant des thèmes, je tournais toujours autour de la peur, la mort, l’inconscient, la pensée coincée dans un mode binaire… Et un jour j’ai compris que tous ces sujets qui me troublaient, m’échappaient et se retrouvaient dans l’imaginaire lié à mon frère Frédéric décédé encore bébé. Il fallait peut-être simplement que je rentre en dialogue avec lui pour mettre à plat cette situation. Prendre conscience de ça était vertigineux au début mais j’ai fini par me dire qu’il fallait affronter cette peur justement, pour aller de l’avant, qu’il fallait se mettre à table avec lui pour voir ce qu’il avait à me dire. Bizarrement, cette nouvelle configuration ouvre la pensée et l’imaginaire. Pour oser écrire Le Souper j’ai, entre autres, suivi un conseil de Marina Abramovic qu’elle partage aux jeunes artistes durant ses stages : explorer ce qui leur fait le plus peur, ce qui les dégoûte, ce qui les déstabilise. Cette pièce m’a forcé à faire face à la peur, à l’absurde, à ce qu’on ne veut pas voir, à des choses intimes enfouies, et pourtant universelles, dans l’idée de transformer mon rapport à cela. Imaginer cette rencontre me forçait à dialoguer réellement avec cette part manquante de moi, avec cet esprit ou cet être, ou âme, je ne sais pas. Je ne pouvais plus reculer. Et trouver comment je pouvais transformer cette douleur en force de vie.

Comment avez-vous imaginé cette «rencontre» avec votre frère décédé ?

J’ai imaginé au départ Le Souper sous la forme d’un duo, avec une personne ventriloque, qui incarnerait en quelque sorte le fantôme de mon frère décédé, comme s’il revenait par le biais d’un autre corps. Mais j’ai été rapidement super mal à l’aise à l’idée que quelqu’un puisse « jouer » mon frère mort. Et surtout, la pièce est un dialogue avec l’absence justement. Il fallait du vide, de l’air, qu’il y ait de la place pour l’autre et le vide qu’il laisse. Pouvoir faire résonner l’invisible. J’ai donc construit un dialogue dans lequel la présence de mon frère se décline et se manifeste de plusieurs manières : dans l’espace, dans le vide autour de moi, dans le drap de velours sur scène, dans les murs du théâtre, dans le gradin et finalement dans mon corps à travers mes cordes vocales. Passer par la ventriloquie était la manière la plus évidente de dialoguer avec cet autre invisible qui m’habite et lui donner une place. Ainsi sa présence à lui est mouvante, elle peut apparaître et disparaître, prendre une forme et puis une autre. C’est comme ça que je vis avec lui, depuis toujours. J’espère que cette voix incorporelle permet à chacun·e de se figurer ses propres absents, qu’ils·elles aient la place de les voir, de penser à leurs morts, par ricochet. Cette pièce est aussi un dialogue avec un inconscient collectif lié à la mort. À un moment, le personnage de mon frère prend de plus en plus de place, il fait même rire le public, le rapport s’inverse et je disparais au profit de lui. C’est un de mes moments préférés.

Comment cette nouvelle pratique a-t-elle déplacé votre travail du corps et de la voix ?

La ventriloquie est une pratique que j’ai commencé à envisager lors de ma précédente création Holes & Hills où j’incarne des voix connues et inconnues, provenant d’interviews dont j’ai retiré les questions. Dans cette pièce, je prenais en charge d’autres voix, d’autres manières de parler, en travaillant des positionnements et des postures qui peuvent influencer l’émission vocale et changer la manière de respirer. On a tous une voix qui nous est propre, qu’on fait résonner d’une certaine manière à l’intérieur de notre propre corps. J’avais donc expérimenté différentes techniques pour la déplacer et trouver de nouvelles voix, en changeant le rythme, les accents toniques, les respirations à l’intérieur des phrases, etc. Dans Le Souper, la ventriloquie a induit dès le départ un rythme différent car je suis obligé d’être très calme pour la pratiquer correctement. J’ai dû ralentir… Mon corps devient presque immobile (surtout mon visage qui se désincarne) mais à l’intérieur tout continue d’être mobilisé avec énormément d’intensité. Même s’il est d’apparence détendu, mon corps est mis en jeu d’une manière très physique : je dois gérer ma colonne d’air différemment, ça demande une extrême concentration et en même temps une extrême détente. J’ai comme l’impression d’être dans un congélateur : mon corps est figé alors qu’à l’intérieur cette activité me donne extrêmement chaud. D’ailleurs cette chaleur dans mon thorax me donne parfois l’impression de ne pas être seule… J’ai la sensation de devenir une sorte de canal qui laisse passer d’autres voix : c’est comme si ce n’était plus moi qui performe et que quelqu’un d’autre prenait en charge mon corps le temps du spectacle, comme une chose qui se meut depuis l’intérieur ou qui me traverse. Je deviens comme une marionnette activée par le personnage de mon frère, ce qui instaure une forme de trouble dans la parole et dans les présences qui habitent le plateau. Je vis cette expérience comme une forme de dissociation, d’autant plus avec l’adrénaline de la scène et l’état second que provoque cette respiration déplacée.

De quelles manières avez-vous développé la fiction autour de ce dialogue ? Comment avez-vous initié le processus d’écriture ?

Je suis parti de la trace que j’ai de mon frère, reçue indirectement par mes parents. Ça n’a pas été toujours confortable et j’ai eu des doutes sur ma légitimité. Découvrir les écrits et la pensée de l’anthropologue Vinciane Despret a été un réconfort et comme un tremplin. Elle a étudié les relations qu’entretiennent les vivants et les morts, et plus spécifiquement comment les morts activent les vivants. Je me suis inspiré du travail d’Apichatpong Weerasethakul et de comment il met en scène les morts dans ses films : ils viennent s’entretenir avec les vivants simplement, s’invitent, s’attablent, partagent un moment, discutent. Il n’y a pas de manière particulière de les montrer, on sait qu’ils sont morts, c’est tout. Mon frère est décédé à huit mois, bien avant de commencer à parler, ça me laissait donc une forme de liberté pour lui inventer des mots et un caractère. En partant de ce postulat, j’étais tout de suite dans la fiction mais ça j’en ai pris conscience que plus tard, après avoir fini la pièce. Pour commencer, j’ai écrit avec le plus de sincérité possible. Ce processus était une sorte de descente, comme l’écrit Annie Ernaux dans son cahier de notes : « une descente dans la sincérité artistique » dans L’atelier noir. J’ai commencé à partir d’une page complètement blanche. Etant donné que nous n’avons jamais vécu dans le même espace temps, je l’ai fait jaillir à partir de là où je suis maintenant, de ma propre réalité. Je me suis demandé alors ce qu’on se dirait si on pouvait se rencontrer aujourd’hui. À partir de là, tout était possible : je pouvais l’imaginer avec un corps de bébé mais avec l’expérience d’une personne de quarante-cinq ans – environ l’âge qu’il aurait dû avoir aujourd’hui, ou bien l’inverse. Avec une expérience de vie ? Si oui, où ? Dans l’au-delà ? Et avec qui ? Ces questions étaient irrésolvables et je ne ressentais pas le besoin de les solutionner. J’ai apporté cette première matière en studio et j’ai improvisé des conversations en relation avec la musique de Samuel Pajand qui lui-même improvisait au fur et à mesure qu’on avançait. On ne savait pas vers où on allait. Je me suis laissé guider en faisant confiance au personnage de mon frère qui était en train de naître et d’écrire avec nous la pièce.

Comment en êtes-vous venu à imaginer cette rencontre autour d’un repas ?

J’ai des intuitions… Dès le départ, j’ai eu la vision d’une immense table entre nous. Sûrement parce que la table où on se réunit pour manger est un symbole familial et que mon frère a toujours manqué à ce rendez-vous, à cette place. J’ai aussi sans doute été influencé par la pièce Le Souper de Jean-Claude Brisville, adaptée au cinéma, que mes parents adoraient. Je ne pouvais qu’imaginer notre rencontre durant une nuit, un espace diurne dans lequel on prend le temps et on parle de vie et d’amour… C’est un peu notre Banquet. J’aimais bien imaginer cette rencontre extraordinaire dans ce contexte ordinaire. On se disait aussi avec l’équipe de création que le déroulé du repas structure bien la dramaturgie de la pièce. La succession entrée, plat, dessert est similaire à l’organisation d’une pièce classique : premier, deuxième, troisième acte, et le quatrième acte c’est les digestifs (rire). Finalement, il n’y a jamais eu de table, ni de nourriture, mais un immense tissu de velours vert réalisé avec des vieux pendrillons de l’Opéra de Lausanne que nous avons récupérés et fait coudre ensemble. Toute la pièce fonctionne par la projection du spectateur sur cet espace vert, ce décor qui prend des formes puis les perd, en transformation perpétuelle. Rien n’est fixe. C’est un repas magique et imaginaire pour se familiariser avec cette donnée complexe de la vie. Le Souper est pour moi un acte de liberté. Je souhaitais dès le début que la pièce aille vers la joie, vers la lumière, dans une forme de catharsis. Au théâtre on peut donner rendez-vous à qui on veut, c’est ça qui est bien.

Écriture, conception, jeu Julia Perazzini. Musique live Samuel Pajand. Lumière Philippe Gladieux. Collaboration artistique et dramaturgie Louis Bonard. Assistant scénographie, régie générale et lumière Vincent Deblue. Regard extérieur Yves-Noël Genod. Costume Karine Dubois. Administration et diffusion Tutu Production – Véronique Maréchal. Photo © Dorothée Thébert Filliger.

Le Souper est présenté les 16 et 17 juin au festival du Printemps des Comédiens
puis du 27 février au 6 mars 2024 au Théâtre Public de Montreuil