Photo © Lorraine Wauters

La Ronde, Boris Charmatz

Par Marie Pons

Publié le 11 novembre 2021

C’est un immense dôme, vitré au sommet et carrelé au sol qui accueille La Ronde en cette mi-octobre, en ouverture de la biennale de Charleroi danse. Nous sommes à la gare de Bruxelles-Nord, dans le grand hall traversé incessamment par des voyageur.ses au départ pour Zaventem, Gand ou Anvers. Un endroit plus rêche et plus vivant que le Grand Palais à Paris lorsque la pièce a été créée sous couvre-feu et en absence de public en janvier 2021. La circulation des trains et des personnes semble avoir repris dans ce bâtiment parcouru de contrastes, entre étages fantômes désertés, bruissement des voyages et concentration d’une population désœuvrée aux abords de la gare. Un espace de jeu pour la danse est aménagé dans ce hall, assez discrètement : des assises disposées en quadri-frontal, des enceintes posées au quatre coins et des traits de néons qui s’élancent vers le plafond transparent signalent l’endroit où s’apprête à démarrer La Ronde orchestrée par Boris Charmatz et interprétée ce jour-là par seize danseur.ses en duo, jouant trois fois une boucle dansée de deux heures dans un flux continu. Un grand escalier double borde l’un des côtés de jeu, surmonté de l’inscription « Musée », ce que l’on prend comme un clin d’œil au chorégraphe qui a initié le Musée de la danse à Rennes et s’attache depuis à rendre vivants des morceaux d’histoire du mouvement à travers des projets d’envergure monumentale. À l’image de cette Ronde, annoncée comme une « tempête de gestes » imaginée pré-épidémie comme pouvant rassembler une foule dansante, une marée humaine qui pourrait emplir de son énergie l’entièreté d’un immense espace.

Lorsque le premier duo commence, Johanna Elisa Lemke et Boris Charmatz descendent le grand escalier en sous-vêtements couleur chair pour entamer un extrait de herses (une lente introduction), quatuor de 1997 chorégraphié par Charmatz. Si herse peut s’entendre comme l’instrument hérissé de pointes dures qui retourne la terre meuble, c’est la chair qui est ici pétrie dans ce corps-à-corps où deux individus sont en contact, choisissant l’un sur l’autre des appuis qui reposent sur les jointures, les articulations, engagés dans un parcours tactile des reliefs du corps disponible de l’autre, au gré d’une exploration effectuée avec curiosité, franchise et douceur. Dès cette introduction, ce peau à peau offert pour être détaillé par nos yeux, une certaine dynamique de regard nous est proposée, naviguant entre attention aux détails et vision englobante. De ces corps étendus sur le carrelage, travaillés comme une pâte souple, au détail d’un appui, à la musique qui se mêle aux annonces des arrivées et des départs des trains, à l’immensité froide de la gare, La Ronde aura, pendant les deux heures que durent sa première boucle, cette façon de nous inviter à considérer le tout petit et le très grand à la fois. Le désir de monumentalité du projet négocie ainsi en permanence avec la dentelle de mouvements exécutés comme partie d’une frise qui se déploie dans ces corps réunis au présent.

Une première césure abrupte survient lorsque Johanna Elisa Lemke sort du premier duo et interprète une partition hurlée enchâssée dans une danse grotesque, bientôt rejointe par Asha Thomas l’observant. Chaque couple apparaît ainsi dans une sorte de double rythme, s’inscrivant à la fois dans un flux continu, ininterrompu et bien huilé, puisque les performeurs surgissent de sorte à enchaîner chaque morceau de danse, et en même temps une temporalité hérissée, parcourue de heurts entre les registres et les tonalités. Car ces multiples relectures de l’exercice du pas de deux tranchent, revêtant un tour sexuel, déconnant, agressif, grotesque, où une grande farce côtoie la brutalité d’un échange entre deux êtres humains avant de céder place soudain à une grande douceur. On pense par exemple au glissement entre le génie comique de Marlène Saldana allié à la prestance de l’acteur Pascal Greggory, interprétant un extrait tiré du texte de La Ronde d’Arthur Schnitzler où le projet prend sa source, au duo plein d’hormones débordantes et drôle dans son pastiche de Dirty Dancingoù Marlène Saldana est rejointe par l’éructant Frank Willens. Se tisse peu à peu une juxtaposition de présences, de techniques et de corps qui déploient un éventail de mouvements dans une ronde où les couples sont reconfigurés, bousculés et turbulents. Le temps se contracte dans la virtuosité de moments comme le duo issu de C(H)OEURS des Ballets C de la B interprété par Quan Bui Ngoc et Laura Walravens, pulse avec la protestation martelée du pied des deux comédiens de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche Clément Delliaux et Florian Spiry au son de Rebeka Warrior chantant Je t’obéis. Le contact, le désir, l’empoigne, la colère ou la répulsion émergent ainsi au gré des associations, proposant une interprétation contemporaine du texte auquel la pièce emprunte son titre et sa structure, centrée autour de la sexualité de couples. 

La Ronde est aussi traversée de fantômes de gestes et de présences qui font l’histoire de la danse, invitant en son sein des mouvements et des agencements chorégraphiques qui sont des marqueurs. Odile Duboc est là à travers l’interprétation du boléro 2 dansé par Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh dans un très beau moment, le duo Ginger Jive recèle en son sein tout un pan du parcours de danseuse de Raphaëlle Delaunay, de la danse classique à l’exploration de la danse jazz comme héritage afro-américain, duo interprété aux côtés d’Asha Thomas elle-même longtemps interprète chez Alvin Aley. Il y a évidemment Pina Bausch dans le corps longiligne et anguleux de l’actrice flamande Sigrid Vinks qui joue le porté célèbre de Café Müller où elle ne cesse de tomber de bras qui ne la portent pas. Tout cela fait partie de cette ronde aussi, on peut saluer ces présences autres qui dansent dans l’ombre des corps présents, ou simplement apprécier la virtuosité ou la crudité d’un moment, être ému ou dérangé par un cri ou un mouvement.

Et puis au fil du temps, on se dit qu’il faut presque se laisser glisser dans la matière de La Ronde comme dans un bain, oublier à qui appartient tel pas de deux ou l’origine de telle danse pour pouvoir simplement entrer dans la « tempête de gestes » que Charmatz entendait déclencher au Grand Palais pré-covid, et qui prend la forme de ces duos emboîtés l’un dans l’autre. Un bain hypnotique, presque au sens où l’entend et le pratique Catherine Contour, dans lequel on peut se laisser emporter à la faveur des boucles, et où l’on pourrait observer ce que rester quatre, six ou douze heures produirait sur nos corps de spectateur.ices immergé.e.s parmi les éclats de cette danse tressée. Là où la version filmée de la pièce diffusée sur France télévisions desservait le projet en fractionnant les corps et les duos captés par l’œil de la caméra, y assister en vrai donne corps à cette idée d’un tressage de couples et de corps les uns dans les autres, avec les autres. Tresser, hérisser, hériter, fondre ensemble, voilà le projet que l’on saisit de cette Ronde qui tisse patiemment et précisément sa toile. 

Vu à Bruxelles à la Gare de Bruxelles-Nord dans le cadre de la Biennale de Charleroi danse. Photo © Lorraine Wauters.