Par Wilson Le Personnic
Publié le 12 décembre 2024
Entretien avec Némo Flouret
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Décembre 2024
Ces dernières années, tes projets ont été pensés pour des espaces non dédiés à la danse. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent aujourd’hui ta recherche chorégraphique ?
En effet, les projets que je mène ont pour la plupart pris place dans des espaces non dédiés à la danse (friche industrielle, espaces naturels, musées, etc.). En y réfléchissant aujourd’hui, cette envie semble s’ancrer dans une nécessité profonde de faire exister le spectacle et son monde dans un environnement vivant. Non pas que je considère l’espace du théâtre, du plateau, mort, mais les lieux que j’ai pu investir ont directement infiltré de leurs contraintes, de leurs spécificités, l’ensemble des aspects qui composent mes projets en incluant les humains qui le traversent et le travail. Ce n’est pas toujours simple et la sensation de recommencer tout à zéro est fréquente, mais c’est ce choix, qui quelque part, me pousse à la question, pour lutter contre une forme trop statique et définitive, pour continuer de grandir dans les projets. Les idées changent, meurent et grandissent, sont superbes un matin et incompréhensibles le lendemain. C’est peut-être ça qui m’entraîne à déployer mes recherches dans des espaces non dédiés, redécouvrir à chaque fois la proposition initiale.
900 Something days spent in the XXth Century a été imaginée pour des usines désaffectées, des lieux en friche, des vestiges urbains. Peux-tu retracer la genèse de cette création ?
La conception de 900 Something Days Spent in the XXth Century a commencé en 2017 lorsque j’étais étudiant à P.A.R.T.S. C’était le tout début, il n’y avait pas de trajectoire prédéfinie pour ce projet mais je me souviens très bien que j’avais envie de créer en dehors du studio, d’installer sur le parking de service, à l’arrière du bâtiment de l’école, une sorte de zone temporaire de création. Durant cette période, nous avions un séminaire avec Bojana Cvejic sur l’avant-garde américaine, la Judson Church, Yvonne Rainer, Robert Morris, James Waring, etc. Je n’ai pas fait de lien direct entre ces nouvelles références et ce que l’on était en train d’entreprendre dans ces recherches de nuit en extérieur, mais peut-être que l’émancipation des artistes aux Etats-Unis dans les années 70 vis à vis de l’institution permettait un point de référence historique et théorique aux mécaniques installées au début de l’aventure. Je pense plus précisément à une série de documents que m’a partagé Bojana Cvejic dont notamment des numérisations de notes d’Yvonne Rainer sur la performance WAR (1970), une oeuvre en forme de jeu qui implique un groupe de trente-et-un participants et qui tire son inspiration des tactiques militaires durant la guerre du Péloponnèse et de textes critiques à propos de la guerre du Vietnam. La structure de WAR est indéterminée et répétitive, répondant à des règles déterminant les séquences de mouvement et l’utilisation des objets présents dans l’espace. 900 Something Days opère différemment mais l’un des points centraux de la composition chorégraphique s’organise autour d’une section de mouvements et d’opérations spatiales que les interprètes répètent tout au long de la performance. Au-delà de reproduire cette mécanique, j’ai eu envie de raconter, avec ce protocole qui se répète, une forme d’essoufflement collectif.
Ta recherche s’est en partie appuyée sur Eurodance d’Aurélien Bellanger. Comment cette lecture a-t-elle nourri l’imaginaire de 900 Something Days ?
La découverte du texte Eurodance d’Aurélien Bellanger a vraiment été une détonation pour moi. Nous étions au tout début de la recherche, sur ce parking très peu éclairé jouxtant une voie ferrée donnant directement sur l’axe Gare du Midi / Nord Europe. Les trains qui passaient étaient parfois presque des signaux, une forme de beat, une lumière stroboscopique, qui venaient rythmer nos soirées parfois jusqu’à trés tard. Bref, tout ça pour dire que ce texte est vraiment devenu pour moi l’expression poétique directe de ce qui était en train de se passer. On y retrouve la fascination et l’abstraction d’une logistique de grande ampleur, l’accélérateur de particules des laboratoires du Cern, la pulvérisation du rêve européen, une utopie artificielle morte avant d’être née, la vitesse comme objectif premier, les réverbères des autoroutes transfrontalières transformant l’habitacle des voitures jetées à 120 km/h en boîte de nuit. Dans 900 Something Days il y avait cette envie de passer à travers quelque chose, d’exorciser une certaine vitesse en accélérant graduellement la chorégraphie, d’arriver à un point où on danse presque trop, comme si le contenant, l’espace, nos têtes, nos corps, le temps devenaient trop petits pour tout contenir.
900 Something Days évolue et se transforme à chaque nouvelle architecture que vous occupez…
En effet, la pièce se réinvente à chaque lieu où elle est présentée, mais toujours à partir des matériaux sources. Je suis très accroché à l’idée que ce projet contient une mémoire spatiale et physique, quelque chose d’impalpable qui reprend forme quand le groupe se réunit dans un nouvel espace. Nous avons appris à travailler ensemble, au début avec pas grand chose, en peu de temps, avec peu de moyens. Tout le monde s’est investi très vite dans un cadre de travail parfois brut et instable. Ce contexte a été extrêmement fondateur dans ce que cette pièce est devenue et raconte aujourd’hui. Je pense que cette expérience et imaginaire commun ont permis de créer une compréhension partagée, composée des récits et des histoires de chacun·es. C’est une sorte de culture de l’imaginaire individuel et commun. Je crois fortement en l’imagination et d’autant plus quand elle se partage et se confronte à la réalité.
Comment adaptez-vous et remettez-vous en jeu ces matériaux source lorsque vous arrivez dans un nouvel espace ?
À chaque fois que nous arrivons dans un nouveau lieu, on s’adapte, on bricole, on cherche les singularités architecturales et leurs potentiels, on invente de nouvelles manières de circuler dans l’espace, autant pour nous que pour le public. La relation aux objets et aux lumières occupe une place centrale dans la dramaturgie de la pièce. Le dispositif est presque entièrement activé par les interprètes (il n’y a pas, ou très peu, de technique extérieur) : on construit en dansant, les lumières sont toujours à portée de main, on manipule des projecteurs, on change les gélatines sur les projecteurs, on vient éblouir le public, donner à voir un détail, une action, une danse, etc. Ces différents médiums agissent comme des repères solides et récurrents d’une version à l’autre, comme des boussoles qui indiquent l’emplacement des actions. Ils sont apparus assez tôt dans le processus, ils permettent une prolongation de la chorégraphie, un mécanisme à opérer autour de et pour la danse.
Peux-tu donner un aperçu de la danse de 900 Something days spent in the XXth Century ?
La danse de 900 Something Days commence tout juste pour moi à être définissable. Je pense que c’est la danse qu’on dansaient à l’époque en 2017, quelque chose qui est venu assez instinctivement pour nous tous·tes en réaction avec l’espace à occuper et ce qu’on apprenait à l’école (Set and Reset de Trisha Brown, Trio A d’Yvonne Rainer, Drumming d’Anne Teresa De Keersmaeker). Il y a dans 900 Something Days une sur-communication par le mouvement, le regard, la voix. Une danse de «cue» (signal) : tout ce qu’on fait affecte les autres, et vice versa. Je pense que j’avais besoins de ne pas penser à la «danse» en dansant, quelque chose à tenir, une «excuse» pour traverser l’espace et se rencontrer, un protocole rigoureux et complexe à détériorer, accélérer, perdre… Une danse où on ne se regarde pas danser, comme une sorte de machine prise dans un accident constant, toujours vers l’avant, l’après, en recherche de stabilité.
Du 17 au 22 décembre 2024 à La Villette
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