Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 26 décembre 2023
Intrigué par le travail de la chorégraphe expressionniste allemande Dore Hoyer (1911- 1967), le danseur et chorégraphe Pol Pi a développé pendant plusieurs années une recherche autour de ses Afectos Humanos, un cycle de cinq danses créées en 1959 et 1962 qui ont chacune pour genèse un affect humain : la vanité, le désir, la haine, la peur et l’amour. À partir de l’imaginaire de ses danses, il créé Ecce (H)omo en 2017, un solo qui revisite et réanime les gestes de Dore Hoyer. Dans cet entretien, Pol Pi revient sur l’histoire puis les enjeux de ce projet au regard du temps parcouru et comment il informe son travail aujourd’hui.
Ton solo Ecce (H)omo revisite le cycle de danses Afectos Humanos de Dore Hoyer. Comment ton intérêt autour de ces danses est-il né ?
C’est peut-être étrange de le formuler comme ça, mais j’ai le sentiment que ce sont les danses de Dore Hoyer qui se sont intéressées à moi. C’est une autre façon de dire qu’il y eut un appel lancé de la part de l’archive, comme l’écrit André Lepecki (dans son article « Le corps comme archive. Volonté de réinterpréter et survivance de la danse » à lire dans Recréer/ scripter – mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphies contemporaines, ndlr). J’ai rencontré le cycle Afectos Humanos de Dore Hoyer pour la première fois lors d’un séminaire sur le Tanztheater à l’Université de São Paulo. Il s’agissait d’une version vidéo pour une émission de télévision de la chaîne Deutchwester Rundfunk. Je ne sais pas si Sayonara Pereira, notre professeure, nous a montré une ou plusieurs danses qui composent le cycle. Mon souvenir est très flou : je me rappelle d’une femme dotée d’un corps assez angulaire, qui danse en noir et blanc en extérieur, dans une architecture moderniste. Alors que lorsque j’ai retrouvé la vidéo, j’ai constaté qu’elle avait été filmée dans un studio de télévision recouvert d’un vaste cyclorama qui donne à voir un espace blanc sans aucun contour. Ce jour-là, en la voyant bouger, j’ai eu la certitude intuitive qu’il fallait que j’incarne ces danses un jour. Je dois et je peux le faire, me suis-je dis, même si à l’époque je ne disposais pas du tout de la technique nécessaire pour les interpréter. C’est dans ce sens que je dis que les danses des Afectos Humanos se sont intéressées à moi ; et je me suis laissé embarquer !
Comment t’es tu « réapproprié » ces danses ?
C’était un long processus. Toujours en cours, d’ailleurs. Peut-être parce que je sais ne pas réussir à m’approprier entièrement ces danses. Je continue de tenter l’impossible et de prendre goût à les sentir m’échapper à chaque représentation. Au long des neuf dernières années, j’ai côtoyé ces danses en essayant de m’approcher le plus que je pouvais de mon fantasme des danses originales interprétées par Dore Hoyer. Un fantasme nourri par l’archive vidéo ainsi que par les séances de travail que j’ai réalisé avec Martin Nachbar pour accéder au droit de les performer devant un public (ces danses sont protégées et soumises à des droits d’auteur gérés par le Tanzarchiv de Cologne. Martin Nachbar et Suzanne Linke sont les deux chorégraphes autorisé·es à les transmettre). Et par des lectures, des visites aux archives, des témoignages de personnes ayant vu Hoyer danser aussi. Mais il est évident qu’en plus de ces dimensions techniques et historiques, ce qui nourrit mon interprétation quand je partage les danses de Dore Hoyer devant un public est surtout la fiction qui a émergé de ma rencontre avec chaque geste, chaque intention de l’écriture de Hoyer. Car j’ai dû trouver un sens à chaque instant de ces danses, une nécessité de me mettre en action qui naît de ce que sa chorégraphie met en mouvement chez moi. Par cette mise en mouvement, je peux alors projeter le sens qu’elle aurait pu rechercher par ses physicalités. Ça parle nécessairement d’elle et de moi en même temps. En cherchant à me rapprocher le plus possible de son interprétation, de son corps même, je finis par donner à voir ma propre relation à la danse, ma propre histoire, tout en cherchant la sienne.
Nous pouvons voir depuis plusieurs années de nombreux artistes soutenir leurs recherches – chorégraphique, esthétique, théorique, etc – sur les grandes figures de la danse du XXe siècle. Quelles sont tes réflexions sur les enjeux de ces filiations ?
On ne crée jamais de nulle part. Je pense que c’est impossible de penser et de créer une œuvre sans prendre en compte tout ce qui a été avant nous. On peut évidemment vouloir rompre avec le passé mais ce positionnement nécessite toujours de le prendre en considération. Je pense que les questions qui seraient intéressantes de se poser sont de savoir quelles figures on décide de mettre en avant et quelles figures on décide d’invisibiliser. Et quelles sont les relations que l’on tisse avec ces artistes et pourquoi on le fait. Deux expressions utilisées dans cette question me posent également problème : « soutenir leur recherche » et « filiations ». La première suppose que certaines recherches prennent appui sur des figures passées pour justifier un acte présent et là il y a danger d’instrumentalisation. Je ne me reconnais pas dans ce type de démarche, de la même façon que je n’utilise pas le mot filiation pour parler du dialogue que j’ai souhaité développer avec les danses de Dore Hoyer. Filiation, héritage et patrimoine sont des mots lourds de sens et de rapports de pouvoir qui ne résonnent pas avec ce qui m’a mis en mouvement lorsque j’ai rencontré les danses de Hoyer pour la première fois. J’ai plutôt l’image de lui donner la main, ou peut-être d’une promenade côte à côte avec elle, nos yeux dans une même direction, un chemin à parcourir ou un studio de danse vide à partager.
Quels rapports envisages-tu avec l’histoire de la danse et son héritage ?
Plus le temps passe, plus je me rends compte que ce que crée ne part pas et ne s’inscrit pas dans ce qu’on appelle l’héritage de la danse. Car lorsqu’on parle de danse aujourd’hui, on se réfère principalement – pour ne pas dire exclusivement – à la danse occidentale. Et ma formation ne passe pas ou très peu par ce type de danse. De même, mes références ne viennent pas de là. Donc c’est pour moi intriguant que l’on relie toujours mon travail à cette histoire de la danse occidentale alors que je n’ai pas l’impression que ce soit cet héritage qui me mette en mouvement. Certes, la première pièce que j’ai créée en France est basée sur un dialogue avec des danses d’une chorégraphe expressionniste allemande, Dore Hoyer, mais les raisons qui m’ont poussées à engager ce dialogue sont les résonnances que je pouvais reconnaître entre sa danse et le théâtre physique et en butô que je pratiquais. Aujourd’hui, avec le temps qui passe et l’effet miroir que mes propres créations me font, je réalise que mes références sont en vérité les pratiques qui m’ont forgées, c’est-à-dire une forme de théâtre physique basée sur l’épuisement et la maîtrise de différents états de corps, le butô (qui peut travailler sur ces mêmes aspects par d’autres cheminements), et les danses et festivités traditionnelles brésiliennes comme le cavalo marinho, le boi, le jongo, qui englobent musique, danse, chant, narration, états de conscience et de corps modifiés, devenirs non-humains et spiritualité. Ces premières expériences d’un corps qui danse n’étaient pas conscientisées, peut-être même je les ai refoulées. Mais à chaque pièce, elles refont surface avec plus de force. C’est donc cet autre héritage de la danse – car à mon sens on peut aussi appeler cet autre rapport aux corps mouvants de la danse – auquel je souhaite me relier davantage.
La notion d’appropriation ou de citation en danse est toujours ambivalente, entre filiation et désir d’émancipation. Danses-tu avec ou contre les fantômes des maîtres ?
Je danse avec des ancêtres, pas des fantômes. Il ne s’agit pas d’apparitions ou de visions passagères ou illusoires. Dore Hoyer, par exemple, est bien réelle pour moi. Je danse avec elle, je cherche à capturer ce qu’elle a à m’apprendre (et qui change à chaque nouvelle fois que je replonge dans son cycle des cinq danses sur les affects humains). Avec parce que je ne vois pas comment danser contre. Incarner une matière qui est née d’une autre physicalité, comme dans le cas des soli de Hoyer, passe nécessairement par un dialogue, un partenariat, on porte cette autre physicalité qu’on donne à voir et à ressentir à travers nous, nos muscles, nos veines, notre souffle. À ce moment-là, je suis avec elle, que je le veuille ou non. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des contradictions ou des désaccords entre elle et moi, entre son interprétation de ses propres danses et la mienne. D’où la notion de dialogue que j’ai envie de privilégier. Récemment, une nouvelle question est venue s’ajouter à cette recherche : j’ai commencé à me demander ce que j’ai à apprendre à ses danses à mon tour. Ça peut paraître prétentieux, mais toujours dans son article, André Lepecki écrit qu’une danse d’archive incarnée dans le présent par un·e danseur·euse autre que son auteur·ice peut faire émerger des strates insoupçonnées par le créateur·ice. Cette perspective qui ouvre une brèche pour repenser « la propriété » d’une œuvre par son auteurice et qui insiste sur ses virtualités à actualiser m’a toujours stimulé dans la relation avec les archives. Avec cette nouvelle question que j’ai commencé à me poser, je sens que c’est dans le studio même, dans la chair, dans la façon d’incarner un geste que quelque chose de nouveau peut faire surface.
Ecce (H)omo, de et avec Pol Pi. Regard extérieur, accompagnement et scénographie Pauline Brun. Dramaturgie et costume Pauline L. Boulba. Création lumière Florian Leduc. D’après une chorégraphie originale de Dore Hoyer (musique: Dimitri Wiatowitsch) – © Deutsches Tanzarchiv Köln. Transmission des danses Martin Nachbar. Photo © Phil Dera.
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