Par Wilson Le Personnic
Publié le 12 mars 2025
Entretien avec Ikue Nakagawa
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mars 2025
Ikue, ton travail chorégraphique est profondément lié à ta pratique du dessin. Peux-tu présenter ta recherche ?
En effet, chacun de mes projets prend comme point de départ un ou des dessins. J’ai toujours eu du mal à verbaliser ma pensée et mes émotions, la danse et le dessin ont toujours été pour moi un moyen d’expression. Pour moi, dessiner, c’est se rencontrer, se voir, se comprendre. Je dessine principalement ce que je traverse dans ma vie quotidienne en tant qu’individue, femme, mère, épouse, danseuse… Comme un journal intime, je dessine mes pensées. Cette pratique du dessin consiste à exprimer et à partager mes émotions, mes inquiétudes, mes angoisses, mes luttes, mes souffrances, à révéler des sentiments qui sont habituellement cachés. Depuis ma première pièce, c’est le médium que je privilégie pour avoir accès à mes mondes intérieurs et amorcer un processus de création. Mes dessins sont à la fois des supports de travail, des partitions, des espaces où je peux me projeter, etc. Ils m’aident à penser autrement le corps.
Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de Kuroko ?
Dans le théâtre Kabuki et Bunraku, les kuroko sont des machinistes vêtu·es d’une combinaison noire de la tête au pied afin de signifier qu’iels sont invisibles et qu’iels ne font pas partie de l’action sur scène. Iels peuvent déplacer les décors et les accessoires, iels aident aux changements de costumes, etc. Dans mes dessins, il y a souvent de petites figures humaines entièrement noires. Avec le temps, j’ai compris que ces silhouettes étaient en réalité des parties de moi, qu’elles étaient là pour montrer des choses cachées. En japonais, on utilise l’expression kuroko ni tessuru quand on fait quelque chose pour les autres. Ça signifie « travailler pour quelqu’un, arranger ses affaires, régler ses problèmes, sans qu’on le sache, en restant toujours derrière. » C’est une attitude qui n’attend aucune récompense. Normalement le kuroko n’est pas le centre de l’histoire. Il est au service d’un autre. Pour ce projet, j’ai eu envie de mettre au centre de la lumière cette figure de l’ombre.
Comment as-tu initié la recherche de Kuroko ?
Lorsque je rentre en studio, l’idée est de rendre tridimensionnel mes dessins. Pour ce projet, je me suis entouré du créateur lumière Matthieu Vergez, des scénographes Camille Panza et Léonard Cornevin, du compositeur Patrick Belmont et j’ai invité Salomé Genès, Taka Shamoto et Lorenzo De Angelis pour la danse/le corps. J’ai d’abord partagé tous mes dessins à l’équipe, laissant chacun·e me faire des retours, des propositions, etc. Je réalise souvent de nouveaux dessins après avoir travaillé en studio, ce processus me permet d’échanger continuellement avec les différent·es collaborateur·ices.
La scénographie est inspirée de l’architecture palatiale shinden zukuri. Peux-tu partager l’histoire et la dramaturgie de cet espace ?
Le terme shinden-zukuri renvoie au style de l’architecture japonaise développé pour les palais ou les manoirs de l’aristocratie à l’époque du IXe et Xe siècles. La particularité de cette architecture est d’avoir énormément de cloisons coulissantes en bois et/ou tissus, permettant de modifier la configuration et les fonctions d’un espace. Lorsque j’ai découvert ce principe, je me suis d’une certaine manière reconnue : j’ai plusieurs couches en moi que je modifie et transforme pour trouver ma place en fonction des situations. Pour ce projet, j’ai eu envie d’imaginer un espace qui évolue, qui se découvre au fur et à mesure de la pièce. Camille et Léonard ont apporté des matériaux en studio et ont imaginé une scénographie modulaire où chaque élément et matière participent à la construction dramaturgique et chorégraphique.
Peux-tu partager un aperçu du processus chorégraphique de Kuroko ?
Dessiner, c’est déjà des mouvements. Je travaille souvent à partir de ma pratique du dessin : mes émotions et pensées deviennent des lignes, des points et des volumes, puis je les transpose dans l’espace du studio. C’est ensuite en manipulant les objets en studio que je trouve progressivement ma danse dans l’espace.
Les 14 et 15 mars 2025, Cndc, Festival Conversations
Les 9 et 10 avril 2025, Charleroi Danse
Juin 2025, Atelier de Paris CDCN, Festival June Events