Par Wilson Le Personnic
Publié le 10 mars 2025
Entretien avec Marco da Silva Ferreira
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mars 2025
Marco, peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta recherche artistique ?
Ma relation avec la danse s’est développée de manière très intuitive. Au départ, mon intérêt pour la danse était basé sur les sensations corporelles, le plaisir, l’expression de soi, notamment à travers la pratique des danses urbaines. Je traversais à cette époque de nombreux conflits intérieurs, notamment sur le besoin d’appartenance, la compétition, etc. Et dans cette lutte personnelle, j’ai trouvé un espace pour construire des matériaux de danse en relation avec des questionnements que je pouvais avoir sur l’esthétique, les contextes urbains et les mouvements culturels. Je pense qu’il est inévitable aujourd’hui de considérer les concepts de mémoire et d’héritage culturel pour penser la création chorégraphique. J’envisage aujourd’hui mon travail comme un espace de découverte, de questionnement, où les pratiques peuvent se rencontrer et s’inspirer mutuellement. Mes dernières pièces viennent questionner davantage cet héritage culturel, les processus de transmission, la tension entre l’identité des interprètes et celle du collectif.
Peux-tu retracer la genèse de C A R C A Ç A ?
En général, la motivation pour initier un projet naît d’une question ou d’un conflit que j’ai en moi. Puis à un moment donné, je partage ce conflit interne à un groupe qui peut comprendre et peut-être ressentir la même chose que moi. C A R C A Ç A résulte d’un conflit entre ma culture géographique et les styles de danse à travers lesquels je me suis construit. C’est une réflexion sur le mélange culturel produit par la mondialisation et les connexions virtuelles. Parfois, les communautés éloignées résonnent plus fortement en nous que celles qui nous entourent physiquement. Pour ce projet, je me suis également questionné sur ce que serait le contre-modèle de la culture portugaise et sur les raisons pour lesquelles elle m’a semblé si distante à certains moments de mon enfance. Ce processus a conduit à une profonde réflexion politique sur la manière dont les souvenirs, le patrimoine et les traditions finissent par s’oublier, se transformer ou se cristalliser.
Comment as-tu initié cette recherche ?
Je commence généralement la recherche par le corps, en allant dans le studio et en essayant de provoquer des rencontres entre le mouvement et une idée. Je voulais trouver un mouvement de base qui puisse évoluer et se transformer, où des influences lointaines et diverses puissent se rencontrer à travers le corps et le mouvement. Mon intérêt s’est rapidement focalisé sur les jeux de jambe dans les danses folkloriques portugaises, qui sont également répandues dans toute la péninsule ibérique. En pratiquant, j’ai découvert que ces jeux de jambe pouvaient se connecter ou partager des similitudes avec les styles de danse de rue et de club que je pratique, notamment le hip-hop, la house dance et le b-boying.
C A R C A Ç A puise son vocabulaire dans des danses folkloriques combinées à des styles de danse urbaine contemporaine. Peux-tu partager un aperçu du processus chorégraphique ?
C’était essentiel de trouver des danseuses et danseurs qui pouvaient se connecter les unes aux autres tout en apportant un sentiment de diversité. Les bagages de chaque danseur·euse ont enrichi les matériaux que j’avais apportés, notamment avec des éléments de stomping, de kuduro et de voguing. Nous nous sommes inspirés du Malhão, du Vira, du Fandango et du Corridinho, des danses essentiellement rurales, associées au travail, aux rituels de fertilité et aux traditions agricoles. Nous avons repris certaines structures chorégraphiques, des lignes, des cercles, des croisements et des formations caractéristiques des danses folkloriques. Les danseur·euses ont également proposé certaines combinaisons ou transformations de ces différents matériaux.
La musique occupe toujours une place très importante dans ton travail. Pour C A R C A Ç A, tu as notamment collaboré avec le percussionniste João Pais Filipe et le musicien électro Luís Pestana. Comment as-tu engagé le travail avec ce médium ?
Les musiques de João et de Luís ont été un support très important durant le processus de recherche. Je me suis connectée physiquement à la batterie de João et de manière plus émotionnelle aux synthétiseurs et aux mélodies de Luís. J’ai travaillé à partir d’enregistrements, ce qui a permis d’avoir dès le départ de la matière sonore pour expérimenter en studio. J’ai découvert durant le processus la chanson Cantiga Sem Maneiras et j’ai été bouleversé par sa pertinence aujourd’hui, bien qu’elle ait été écrite en 1974, l’année de la Révolution des Œillets qui ont entraîné la chute de la dictature salazariste qui dominait le Portugal. Après avoir réfléchi au fétichisme du fascisme dans le contrôle des corps et des symboles de l’identité culturelle, c’était pour moi important de la revisiter sur scène pour nous rappeler que « rien n’est garanti », surtout aujourd’hui avec cette nouvelle vague fasciste qui fait actuellement son retour. Cette chanson est pro-démocratique, féministe et anti-fasciste. C’était important pour moi d’être explicite sur le propos de la pièce : c’est un manifeste ! Pour évoquer le passé, j’ai eu envie de travailler avec un fandango de Domenico Scarlatti, un compositeur italien du XVIIe siècle. Le fandango est un style de danse traditionnel ibérique qui s’est ensuite répandu en France et qui, par le biais de la colonisation, se retrouve aujourd’hui au Brésil et dans d’autres pays d’Amérique latine. C’est un style de danse très présent dans le sud du Portugal, l’Alentejo, où deux personnes dansent face à face dans un jeu de jambes qui rappelle le trot d’un cheval. J’ai trouvé que la composition de Scarlatti était une bonne base pour imaginer une nouvelle version contemporaine de style Eurodance, comme si cette danse avait fait un voyage entre le passé et le présent et qu’elle s’était transformée avec le temps.
Depuis quelques années, les théâtres et les chorégraphes semblent s’intéresser à d’autres danses et corps habituellement absents des institutions. Comment expliques-tu cette nouvelle visibilité ?
Cette nouvelle visibilité est probablement le reflet d’un changement sociétal plus large, où les voix marginalisées demandent de l’espace et de la reconnaissance, et où les arts répondent à cette urgence. Le pouvoir de l’art a toujours été de provoquer le monde, souvent en le faisant avancer. Les artistes sont généralement des personnes sensibles qui, dans la plupart des cas, sont confrontées à des difficultés quotidiennes, principalement financières, mais sont aussi considérées comme des entités non productives au sein de la société. Ces difficultés ont peut-être rendu les artistes et leurs environnements plus empathiques, plus loquaces et animés d’un profond désir de façonner l’avenir.
Envisages-tu la création comme un outil de contre-pouvoir et/ou comme un espace politique ?
Je crois que tout est politique. Mais la frontière entre la création et le divertissement, qui alimente ce que le système demande déjà, n’est pas toujours simple à définir. Je crois que chaque artiste doit en avoir conscience et trouver une réponse honnête pour elle·lui-même. Pour moi, la création est un espace de questionnement, de résistance et de transformation. Parfois, j’y crois, parfois j’en doute. Mais j’ai choisi d’envisager mon travail comme un manifeste. J’essaie d’utiliser la chorégraphie pour parler fort. J’ai envie de croire que la danse a le potentiel de remettre en question les normes, d’amplifier les voix et de façonner de nouveaux récits, mais l’efficacité de cet engagement dépend toujours du contexte et de la volonté des artistes et du public d’y adhérer.
Le 14 mars 2025 au Festival Conversations, Cndc
Du 2 au 4 avril 2025 à La Comédie de Clermont
Le 8 avril 2025 au Théâtre de Nîmes
Le 11 avril 2025 au Théâtre Molière à Sète
Le 15 avril 2025 à l’Espaces Pluriels à Pau
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