Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 2 octobre 2023
Inspiré par les danses anciennes et folkloriques, Alessandro Sciarroni développe depuis de nombreuses années une recherche qui interroge et revitalise des pratiques traditionnelles à l’aune d’une lecture contemporaine. Avec Save the last dance for me, le chorégraphe prend comme point de départ les pas d’une danse italienne oubliée, la Polka Chinata, née à Bologne au début du 20e siècle et interprétée à l’origine uniquement par des hommes. Inspiré par cet héritage sur le point de disparaître, Alessandro Sciarroni redonne vie à cette danse acrobatique et joyeusement communicative. Dans cet entretien, Alessandro Sciarroni partage les rouages de son travail et partage le processus de création de Save the last dance for me.
Votre création Save the last dance for me prend comme point de départ les pas d’une danse bolonaise oubliée, la Polka Chinata. Comment avez-vous découvert cette danse ? Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de ce projet ?
Ce sont Lisa Gilardino et Eva Neklayeva, anciennes directrices artistiques du festival de Santarcangelo, qui m’ont proposé d’imaginer un projet sur cette danse qui date du début des années 1900 et qui était en voie de disparition. Nous nous sommes rendues ensemble dans un village près de Bologne pour voir cette danse interprétée en direct. À l’origine, la Polka Chinata était une danse de séduction. Les hommes avaient l’habitude de l’exécuter lors de fêtes pour impressionner les femmes. Plus tard, elle a perdu cette signification et est devenue presque un sport. Cette danse acrobatique était pratiquée en compétition sous les arcades de Bologne. Puis cette pratique semble avoir disparu à la fin du XXe siècle. Nous avons rencontré Giancarlo Stagni, un professeur de danse de salon, qui est à l’initiative de cette reprise. Giancarlo a découvert la Polka Chinata en vidéo et c’est à partir de cette archive qu’il a commencé à travailler et qu’il a ensuite transmis cette danse. Lorsque nous avons rencontré Giancarlo en 2018, seulement cinq personnes savaient encore danser la Polka Chinata en Italie. J’ai trouvé cette histoire fascinante. La danse a cette capacité de sauter des générations et de revenir. Elle ne s’éteint pas comme les espèces animales ou végétales. D’une certaine manière, Giancarlo l’a sauvé de l’extinction et nous avons eu envie de participer à sa sauvegarde. Nous proposons donc aujourd’hui, en complémentarité de la présentation du duo, des ateliers pour sauver cette danse de l’oubli.
Pourriez-vous revenir sur le processus de création de Save the last dance for me ?
Les deux danseurs Gianmaria Borzillo et Giovanfrancesco Giannini ont fréquenté l’école de Giancarlo pendant environ cinq mois. Une fois par semaine, ils prenaient le train de Milan pour aller étudier à l’école de Giancarlo à Castel San Pietro. La collaboration avec Giancarlo a été fondamentale. En plus d’enseigner aux deux interprètes les pas de la Polka Chinata, il m’a aidé techniquement à composer la chorégraphie. Normalement, une danse de Polka Chinata dure deux ou trois minutes. Nous avons ensemble étiré cette durée à vingt minutes. Avant la première à Santarcangelo, j’ai eu l’occasion de travailler la Polka Chinata avec un groupe de quatorze danseurs au Collège de la Biennale de Venise. Giovanfrancesco et Giancarlo leurs ont transmis les pas de la Polka Chinata et j’ai composé une première chorégraphie pour sept paires de danseurs. Puis nous avons terminé les répétitions avec Gianmaria et Giovanfrancesco à Santarcangelo durant quelques jours avant de présenter la toute première première version de Save the last dance for me. Cette performance ne devait être au départ qu’un projet pour le festival Santarcangelo. Je ne pensais pas qu’elle allait devenir une pièce à part entière et partir en tournée pendant plusieurs années. C’est pour cette raison que sa présentation est très simple, généralement dans des espaces non dédiés, souvent en lumière naturelle…
Comment avez-vous abordé dramaturgiquement cette danse ?
L’une des premières choses qui m’a frappée au sujet de cette danse, c’est qu’elle était pratiquée uniquement par des hommes. Même si je sais qu’il s’agit au départ d’une danse de séduction exécutée pour impressionner les femmes, sans connotation sexuelle ou sentimentale, je vois deux hommes qui dansent ensemble. Il n’y a pas eu de véritable travail dramaturgique dans ce sens. Nous n’avons jamais voulu raconter l’histoire de deux jeunes hommes qui se séparent puis se remettent ensemble. Nous n’avons jamais voulu parler d’amour. Mais nous sommes conscients que le regard du·de la spectateur·ice contemporain·e voit quelque chose que le regard du·de la spectateur·icer du début du XXe siècle n’a peut-être pas pu voir. Nombreux·se sont ceux·celles qui sont ému·es par cette danse. Une spectatrice m’a dit un jour qu’elle était sortie de la représentation avec un fort désir de retomber amoureuse. Il est clair que cet effet transcende tout mon contrôle et je n’ai jamais voulu créer un spectacle capable de rendre les gens amoureux·ses. Mais je trouve intéressant que les éléments de la «cour» soient toujours présents, mais qu’ils aient été transfigurés par le temps. Il ne s’agit pas de deux hommes qui font étalage de leurs compétences mais de deux hommes qui partagent une expérience avec le public. Peut-être est-ce là le véritable mécanisme d’enchantement des danses de cour ?
Ce n’est pas la première fois que vous vous réactualisez une danse traditionnelle à l’aune d’une lecture contemporaine. Comment Save the last dance for me s’inscrit dans cette recherche ?
En général, je suis intéressé par les pratiques que les êtres humains réalisent en groupe. Plus une pratique est ancienne, plus elle transporte des gestes, des postures, qui ont eu la force de survivre jusqu’à aujourd’hui. Pour moi, c’est comme si je me trouvais devant les traces d’un ancien manuscrit. Je dois déchiffrer son langage, je m’interroge sur les significations possibles, etc. Lorsque j’ai créé Folk-s, will you still love me tomorrow en 2012, je m’interrogeais sur les origines et le destin d’une danse tyrolienne et bavaroise traditionnelle, le Schuhplattler. Dans Save the last dance for me, l’objet de la recherche est la « relation ». Dans cette pièce, la danse est une métaphore de « la confiance dans l’autre », de la nécessité de faire confiance et de l’impossibilité d’arrêter de faire confiance. Les danseurs doivent s’accrocher l’un à l’autre pour ne pas tomber. Répéter cette danse rend l’exercice de plus en plus difficile. Mais la fatigue amplifie le plaisir de danser. Il s’agit ici d’un élément représentatif dans mon travail : la répétition et la persévérance génèrent toujours du plaisir. Même si mes chorégraphies portent toujours sur les capacités physiques des interprètes, je ne cherche jamais à les mettre dans des situations inconfortables, au contraire.
Vu au T2G Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du festival Sur les bords. Conception Alessandro Sciarroni. Avec Gianmaria Borzillo et Giovanfrancesco Giannini. Collaboration artistique Giancarlo Stagni. Musique Aurora Bauzà e Pere Jou (Telemann Rec.) Stylisme Ettore Lombardi. Photo © Raoul Gilibert.
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