Par Wilson Le Personnic
Publié le 9 décembre 2014
Révélée en 2010 dans la cour du Cloître au Festival d’Avignon avec La Casa de la Fuerza, Angélica Liddell continue depuis d’enflammer les scènes qu’elle habite. Après le bouleversant Todo el cielo sobre la tierra (El síndrome de Wendy), présenté la saison dernière au Théâtre de l’Odéon, la metteuse en scène espagnole y revient aujourd’hui avec sa nouvelle création You Are My Destiny (Lo stupro di Lucrezia), une performance enivrante, excessive, où l’artiste expose ses blessures les plus intimes dans une cérémonie à la fois mystique et dévastatrice.
C’est presque timidement qu’Angélica Liddell apparaît devant le rideau de scène, dans une grande robe noire de princesse gothique. Un petit papier à la main, elle évoque son dernier voyage à Venise, ville de blessures anciennes et de rédemptions incertaines, là où elle avait écrit La Casa de la Fuerza. Elle y rencontre trois extraordinaires chanteurs ukrainiens, véritables séraphins modernes, qui interpréteront en live les sublimes musiques du spectacle. Inspirée par Le Viol de Lucrèce de Shakespeare, la performance met en jeu une vingtaine d’hommes, comédiens, chanteurs et enfants, évoluant dans un grand et impérieux décor de carton-pâte : la majestueuse façade du Palais des Doges à Venise.
Principalement en lisière du plateau, Angélica Liddell aimante pourtant tous les regards. Elle mène ses comédiens vers des états d’abandon extrême, livrant chacun à une souffrance physique ritualisée, transformant la scène en un immense champ d’exorcisme émotionnel. À travers de nombreux tableaux, les acteurs s’adonnent corps et âme : frapper des tambours jusqu’à l’épuisement, s’asseoir à l’équerre contre un mur de longues minutes, se fouetter le dos en lavant le sol. Grands, forts, barbus, virils, ces hommes deviennent les victimes sacrificielles d’un monde où la violence et le désir s’entrelacent inexorablement.
Composé d’images fortes et ambitieuses, You Are My Destiny (Lo stupro di Lucrezia) est cependant moins saisissant dans sa globalité que les précédents Todo el cielo sobre la tierra (El síndrome de Wendy) et La Casa de la Fuerza. Liddell construit ici une fresque symbolique parfois difficile à décrypter, laissant le spectateur dériver entre fascination et confusion. Pourtant, à travers quelques instants d’une intensité fulgurante, où l’énergie déborde littéralement du plateau, elle ravive la puissance du théâtre comme lieu de l’extrême. Dans un final saisissant, une carcasse de voiture descend des cintres, portant le cadavre d’un lion ailé – symbole d’une Venise mutilée mais immortelle.
Vu à l’Odéon–Théâtre de l’Europe. Photo Brigitte Enguerand.