Par Marika Rizzi
Publié le 1 février 2019
Pour sa dernière pièce Angélica Liddell s’inspire, pour s’en éloigner, du roman The Scarlet Letter de Nathaniel Hawthorne. La metteure en scène, comédienne et performeuse espagnole incarne le personnage féminin du roman, Hester Prynne, pour aborder les questions de l’amour, du désir irrésistible, de la souffrance, du rapport homme-femme, du corps à vif, de l’art.
A comme adultère
Accusée de trahison par la société puritaine américaine du milieu du XVIIme siècle, Hester Prynne est condamnée à porter la lettre « A » d’adultère cousue sur sa poitrine. De retour de voyage le mari d’Hester découvre dans Arthur, le torturé pasteur du village, le complice du pêché et père de Pearl, enfant illégitime. Angélica Liddell s’empare du regard critique que Hawthorne adresse à l’Amérique puritaine du XVIIme siècle pour tourner le sien en direction du puritanisme véhiculé par la Sainte Inquisition Espagnole. La figure d’Hester porte en elle la culpabilité du pêché, l’isolement du stigmate, le poids de l’immoralité. La metteure en scène s’appuie sur cette souffrance pour permettre à son art de prendre l’élan qui lui est nécessaire. La femme d’Hester animée par la metteuse-en-scène laisse couver en elle les sentiments d’une « victime par décret » pour mieux faire jaillir les mots de la rébellion face à un ordre linéaire, pour mieux permettre à l’art d’agir dans le sens de la transgression, pour mieux pointer et dénoncer des formes d’hypocrisie. Serrée dans une robe noire, le « A » gravé sur le cœur et le dos en partie dénudé montrant les signes d’une flagellation, cette femme nous avertit d’emblée : « celle qui vous parle tue, viole, pervertit. »
Le début du spectacle voit se succéder plusieurs images. Un jeune couple, une femme et un homme figurent Adam et Eve se recueillant sur une pierre tombale. Dans une scénographie entièrement rouge, un jeune homme repose sa tête sur le mausolée de Socrate. Huit personnages encagoulés rappellent l’Inquisition et son écho plus contemporain, le Klu Klux Klan. Après une série de mouvements ritualisée et cérémonielle, ces huit hommes resteront dénudés pour la suite de la représentation. Figures autant religieuses que faites de chair, ils incarnent ici le châtiment et le désir ; la punition et « l’infinie violence de l’amour ». Ces hommes nus idéalisent une beauté quasi divine, leur présence joue avec une représentation christique du masculin et de la dévotion.
A comme Arthur
Une autre figure vêtue d’une robe rouge transparente et au visage caché par une voilette s’insère dans ces processions et s’y promène avec la même intensité d’une âme errante. Le personnage du pasteur Arthur distribue sa souffrance lors de ses apparitions régulières. Même la complicité d’Hester ne parviendra pas à alléger cette douleur infligée par le remord du pêché commis. Nul ne peut atteindre la profondeur de ce qui anime et émeut cet être démoli par les pulsions terrestres : « Nessuna morte è peggiore di quella della nascita » (« Aucune morte n’est pire que celle de la naissance »). Arthur est un être dont l’existence étouffe sous le poids de la culpabilité, victime d’un fardeau dont il est possible de se défaire seulement au prix de cris de révolte, qu’il est incapable de formuler.
La première partie de The Scarlet Letter se déploie par tableaux dans une ambiance baroque où symboles et religion empreignent les imaginaires. L’extrême précision des déplacements rappelle un ordre infaillible et impeccable auquel désobéir ne peut que promettre le juste retour. Angelica Liddell semble vouloir insister sur la menace cachée derrière un système intouchable et aménage sa mise-en-scène pour rendre visible cet avertissement. Silencieuse, lente, prostrée, le personnage d’Hester participe avec une implication recueillie à la série de rituels qui se succèdent. Mais lentement elle gagne aussi en puissance, sa retenue n’est que temporaire. Le sacré ne peut que partiellement contenir le profane, l’austérité partage avec la sauvagerie et la folie la même exigence d’expression.
A comme Angélica
Bientôt Hester laisse place à Angélica et trouve en elle la voix armée d’une femme indomptable. Les déclamations auxquelles l’artiste s’adonne agissent telles des déflagrations de mots, de couleurs, d’images. Ode à la beauté, quasi éternelle de l’homme, un premier monologue frontal et statique dépeint la femme comme un être voué à dépérir, à se faner, à se vider de sa beauté et bonté. Dans son chemin inéluctable vers la vieillesse, le femme ne peut qu’incarner la méchanceté, la jalousie, la mesquinerie. Une pluie d’appréciations néfastes vient décorer le genre féminin, réduit à matière pourrissante, délaissé d’attention et d’intérêt contrairement à l’homme, qui lui conserve beauté et dignité. Cette opposition des deux sexes interroge par son caractère univoque, elle sonne comme un manifeste inversé dans un moment où la pensée collective se rassemble plutôt autour de la cause féministe.
Angélica Liddell met son public au travail en le confrontant à des directions inconfortables et outrageusement contre courant. Elle connaît la force des mots et maîtrise l’effet de leurs actions sur les imaginaires, elle sait étirer ces effets jusqu’à provoquer une forme de jubilation. Face à ces sortes de logorrhées dont les propos sont poussés aux extrêmes, on rit, on se moque du tragique, on se délecte de l’exagération, la capacité d’absorption implose et libère une ligne de fuite, de survie face à une vision totalisante. C’est peut-être contre le danger d’une tendance unique et d’une pensée trop figée que l’artiste met en garde, contre l’adhésion aux réactions de masse, à ce qui engloutit et resserre tout dans un même filet. Au risque, conscient, de côtoyer des postures insoutenables et inaudibles, Angélica Liddell repousse la pensée collective dans ses propres retranchements pour susciter un mouvement auto-réflexif. Ses tirades à contre-sens agissent comme des sonnettes d’alerte face aux mécanismes qui édifient silencieusement des potentielles idéologies.
A comme Artaud
Le théâtre composite d’Angélica Liddell est pourtant trop complexe pour permettre de se figer en un registre univoque. Les couches de sens se superposent, les propos se déplient comme la suite de rideaux rouges qui descendent littéralement sur la scène l’un après l’autre, créant des vagues de velours écarlate. Telles des fins à peine annoncées, ces lentes chutes résonnent comme des lamentations. Elle remonte systématiquement les bords de ces murs souples pour se glisser dessous et avancer vers son public avec la douce tension d’un torero. La femme que la performeuse habite demande à aimer, elle réclame le droit à la passion et au désir. Prête à en subir l’humiliation car « seule celle, seul celui qui aime s’expose à l’humiliation ». Follement amoureuse de Foucault, follement amoureuse de Socrate, follement amoureuse d’Artaud… « L’art, c’est se livrer à l’irreprésentable, ce qui n’est connu que par les morts, par les êtres ravis de souffrance … libérés de la pesanteur qui régit nos vies de fantômes… »
Angélica Liddell est une artiste engagée qui ne se contente pas de dénoncer l’obscénité du monde par l’usage d’un langage approprié mais elle incarne l’obscène, elle le traverse avec son corps, l’habite avec sa peau, elle le devient, le donne à voir dans toute sa brutalité. Vivant la scène en une véritable arène, elle se met en péril et provoque des secousses, elle agite les pensées et les mœurs, les purifie par du blasphème, les rend moins opaques jouant de l’obscurantisme. Encore une fois, elle nous aura prévenu.e.s : « L’art sera toujours transgression car il inverse les règles sociales et fait de l’immoralité une éthique. »
Vu à La Colline – théâtre national. Texte, mise en scène, scénographie, costumes et jeu Angélica Liddell. Librement inspiré de l’œuvre de Nathaniel Hawthorne. Avec Joele Anastasi, Tiago Costa, Julian Isenia, Angélica Liddell, Borja López, Tiago Mansilha, Daniel Matos, Eduardo Molina, Nuno Nolasco, Antonio Pauletta, Antonio L. Pedraza, Sindo Puche. Photo © Simon Gosselin.
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