Par Nicolas Garnier
Publié le 22 octobre 2018
Après Alfred de Musset (Laisse les gondoles à Venise, 2005) et Witold Gombrowicz (Gombrowiczshow, 2008), c’est au tour de Georges Feydeau de passer à la moulinette de la compagnie du Zerep, emmenée par Sophie Perez et Xavier Boussiron. La rencontre avec le génie du vaudeville est l’occasion pour la troupe de réveiller la part acide et sulfureuse sommeillant chez un auteur qui, après avoir été longtemps placardisé pour son apparente légèreté, est désormais canonisé au point d’en devenir inoffensif. En se réappropriant l’auteur, le binôme à l’humour caustique l’intègre dans leur panthéon personnel et redonne à son « théâtre de la pulsion » toute son énergie délurée.
Pour l’occasion, c’est la pièce On purge bébé qui a été choisie, dans laquelle la constipation d’un enfant fait éclater toute l’hypocrisie pudibonde d’une famille petite-bourgeoise. Autant dire que le sujet scatologique est un terrain plus que propice aux inventions les plus délirantes du groupe. Mais derrière le postulat explicitement grivois de Purge, Baby, Purge, l’ambition du projet consiste à interroger la mélancolie latente du vaudeville à la Feydeau. L’hypothèse des auteurs est alors de dire qu’au fond le dramaturge n’est pas si drôle et léger qu’on le pense.
L’intrigue de la pièce originale, dont la réinterprétation du Zerep respecte l’ordre du texte en s’autorisant quelques largesses, met en scène une famille petite-bourgeoise dont le patriarche, en bon entrepreneur, cherche à faire fructifier son affaire de pots de chambre en porcelaine par tous les moyens. Les réactions exaspérées de son épouse face aux déboires digestifs de leur enfant font exploser les ornières de son carriérisme étriqué. Comme souvent chez Feydeau, la comédie est une manière de se moquer de l’hypocrisie régnant dans la nouvelle classe supérieure petite-bourgeoise. Pourtant, d’après Perez et Boussiron, cette critique corrosive et mélancolique est vite devenue une manière convenue pour les spectateurs de « conjurer leur côte petit-bourgeois ». Autrement dit, une forme de mauvaise catharsis, bien pratique et inoffensive.
Contre le nivellement de l’humour grinçant de Feydeau, le Zerep veut le réactualiser et le revitaliser en poussant à son paroxysme sa puissance graveleuse. Dans Purge, Baby, Purge, l’élément fécal s’invite sur scène dès l’entame : un beau tas de merde gît, l’air de rien, dans l’embrasure d’un décors en carton-pâte. Il ne faut pas attendre longtemps pour que le petit amas se fasse marcher dessus sans ménagement. Voilà les godasses pimpantes du père de famille toutes crottées et la pièce qui dérape avant même d’avoir commencé. Le reste de la représentation est au diapason de cette ouverture glissante et décomplexée. En témoigne la scène de dîner mondain entre le père de famille et un investisseur qui devient une galerie de grotesques tant les visages sont défigurés par des prothèses buccales disproportionnées et des masques aux yeux exorbités. La diction est rendue presque incompréhensible et la bave coule à flot au fil des tirades.
Gilles Gaston-Dreyfus, Sophie Lenoir, Marlène Saldana, Stéphane Roger et Tom Pezier enchaînent les scènes au pas de course, empruntant le rythme endiablé propre à Feydeau. Tout comme la reprise du texte, fidèle à l’esprit débridé plus qu’à la lettre, la reconstitution historique se veut complètement anachronique, les habits rappelant ceux d’aristocrates de l’Ancien régime quand l’architecture intérieure évoque, elle, les heures glorieuses de l’Art nouveau. C’est un grand melting-pot hérétique où toutes les catégories sont méticuleusement chamboulées. L’« effet Feydau » qui autorise d’ordinaire les acteurs à laisser parler leurs pulsions semble fonctionner au centuple sur la petite troupe délurée. À tel point que le délire ne fait que gagner en puissance au cours de la représentation avant de se conclure dans une apothéose apocalyptique.
L’humour ouvertement régressif de Purge, Baby, Purge procure une intense hilarité qui décoiffe et décrispe les zygomatiques. Pourtant, arrivé au terme de cette course échevelé, quand le soufflet retombe et que la pièce se clôt aussitôt, on reste un peu sur sa faim. On se demande où nous a mené cette folle aventure, et si la mélancolie latente que Sophie Perez et Xavier Boussiron entendaient exhumer dans le registre du vaudeville était finalement de la partie. Reste alors le projet de revigorer la puissance régressive et quasi-anarchiste de Feydeau. Force est de constater que de ce côté l’humour et l’inventivité sans borne du Zerep ont encore une fois répondu présents pour rendre un hommage plein de fougue au précurseur du théâtre de l’absurde.
Vu aux Subsistances à Lyon. Conception et scénographie Sophie Perez et Xavier Boussiron. Avec Sophie Lenoir, Stéphane Roger, Gilles Gaston-Dreyfus, Marlène Saldana, Tom Pezier. Création lumière Fabrice Combier. Son Félix Perdreau. Sculptures Daniel Mestanza. Costumes Corine Petitpierre et Anne Tesson. Photo © Romain Etienne / item.
Du 13 au 20 avril 2019 au Théâtre Nanterre-Amandiers
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