Par Céline Gauthier
Publié le 24 décembre 2018
Avec Romances Inciertos, le danseur et chorégraphe François Chaignaud déploie l’étendue de ses talents et se révèle en chanteur virtuose, néanmoins habilement subversif. Au fil d’un récital en trois actes, comme autant d’occasions de mues successives, il incarne une galerie de personnages excentriques ou plus tragiques, chacun délinéé par un registre musical et des motifs chorégraphiques singuliers. Chaignaud leur dédie un riche répertoire, sélectionné et arrangé sur mesure par Nino Laisné : il puise autant dans les chansons de geste médiévales que dans les basses continues baroques, ravives des romances arabo-andalouses et de douces complaintes aux accents tziganes.
En guise d’écrin, une scénographie feutrée baigne d’une douce lumière le danseur et les quatre musiciens, encadrés de paravents de tapisserie qui s’élèvent par degré et révèlent des scènes de chasse médiévales, à la manière d’un paysage intérieur. Chant et danse sont régulièrement entrecoupés d’intermèdes musicaux, préludes à la métamorphose autant qu’à des translations historiques et spatiales très elliptiques. Chaignaud s’approprie avec une aisance manifeste costumes et accessoires puisés dans des traditions parfois éloignées pour se glisser dans la peau de personnages androgynes : grâce à ces figures équivoques opère la réminiscence de corporéités ancestrales, évoquées par des fragments de gestes oubliés. La Doncella guerrra, demoiselle travestie et sautillante, se transmue en San Miguel radieux, vêtu d’une robe orangée dont les longues franges tressautent au rythme d’une petite batterie fulgurante ou de grands battements vertigineux que Chaignaud exécute juché sur des échasses oblongues. Très aérien, presque funambule, il piétine et pirouette sur pointes puis se fige par une arabesque élevée dans une lenteur irréelle.
Figure duplice et lunatique, il précipite en un instant l’ambiance extatique de cabaret vers la stupeur recueillie d’une piéta, icône biblique offerte à la passion et à l’abandon : les bras tendus vers l’avant dans une supplique muette, son dos s’amollit puis dans un cambré il s’effondre, rattrapé au vol par les musiciens. Le danseur dévoile une vulnérabilité troublante, encore accentuée par d’amples costumes qui enveloppent sa silhouette et dissimulent parfois sa tête de sorte que le chant paraît éclore et résonner depuis le corps entier. Ses gestes supportent autant qu’ils suggèrent le chant qui se propage jusque dans les articulations de ses doigts, agitées de tremblements lorsque résonnent les cordes du théorbe ou figées par la tétanie quand tous ses muscles appuient l’effort d’un chant porté aux extrêmes limites de la tessiture de sa voix. On croit y déceler parfois l’affleurement d’un chant diphonique, comme si l’ambigüité gagnait aussi ses cordes vocales, très éprouvées par l’alternance des voix de tête et de poitrine. Son essoufflement devient progressivement visible, encore accentué par le micro fixé contre sa joue qui amplifie le moindre frémissement de son corps. Dans un élan d’empathie s’instaure une attitude d’écoute davantage somatique, afin de percevoir les échos subtils de sa respiration dans le soufflet du bandonéon ou de saisir les notes éparses de la viole de gambe dont les inflexions imitent le timbre de la voix humaine.
Il réapparait finalement en danseuse flamenco à la chevelure de jais ; sa tunique dissimule une salopette noire qui dévoile son torse et souligne les lignes tortueuses de sa silhouette souple et nerveuse. Ses vertèbres ondulent entre ses épaules déliées ; les yeux mi-clos et la bouche tiraillée en une grimace douloureuse, il déambule entre les rangs du public, figure incertaine autant qu’enivrante qui transcende les genres et les époques.
Vu au Théâtre National de Chaillot à Paris. Conception mise en scène, direction musicale Nino Laisné. Conception chorégraphie François Chaignaud. Avec François Chaignaud et les musiciens François Joubert-Caillet et Robin Pharo (en alternance), Jean-Baptiste Henry, Pere Olivé et Daniel Zapico. Photo © Nino Laisné.