Par Céline Gauthier
Publié le 24 janvier 2019
Yasmine Hugonnet, qui explorait jusqu’alors la forme du solo, se frotte ici à l’écriture collective en compagnie de ses complices Ruth Childs et Audrey Gaisan-Donce, elles aussi initiées à l’art subtil de la ventriloquie. En interrogeant notre perception sensorielle de la temporalité, Chro no lo gi cal prend la forme d’un trio déconcertant et loufoque, sur un plateau noir à l’atmosphère lunaire, moucheté de traces blanches et parsemé de fumerolles.
Trois silhouettes nous font face ; elles bruissent d’un léger babil, amplifié par le micro apposé contre l’os de leur mâchoire qui capte les vibrations de leurs voix aux sonorités douces et chuintantes. Leur respiration délicatement timbrée soutient une note unique, allongée et diffractée sur le plateau. Sa résonance est modulée par les ports de bras des interprètes, et partant de la compression de leur diaphragme. Les échos sonores se mêlent alors de chuchotements plus diffus, partiellement inaudibles. S’en échappent pourtant quelques voyelles, parfois une syllabe amorcée par une interprète et achevée par l’autre pour finalement proférer un mot étrangement distordu. La récitation, ânonnée et polyphonique, observe avec une logique implacable l’ordre alphabétique d’un dictionnaire fictif.
Cette litanie est marquée par les accents d’une diction précieuse et retenue ; entre deux consonnes le souffle est suspendu un instant pour laisser advenir les sonorités atténuées par l’inarticulation labiale – à l’image du titre de la pièce. Les silhouettes, délinées par une gestualité minutieuse et angulaire, aux arêtes très marquées, semblent jouer de notre faculté à reconnaitre les traits constitutifs de la figure humaine. Une impression encore amplifiée par la résonance de leurs voix assourdies qui s’élèvent des profondeurs de leurs entrailles ; l’inexpressivité de leurs visages en témoigne, aux regard vides comme dirigés vers l’intérieur de la cavité orbitale. Elles dégagent une qualité de présence paradoxale, qui met en relief le phénomène de dissociation entre les mouvements de leurs mâchoires et les sons qui en résultent : tandis qu’une danseuse ouvre une bouche béante mais muette, sa comparse laisse échapper un cri perçant de ses lèvres à peine entrouvertes.
Cette dislocation corporelle n’est que de façade et recèle une unicité organique presque intimidante, tant elle rend visible la tension énergétique qui anime les danseuses. A l’avant-scène, un duo devient subrepticement trio lorsque l’une d’elles se faufile entre ses deux comparses et promène sur leurs torses des mains baladeuses, aux paumes caressantes ou subtilement érotiques. Elles constituent les prémisses de la possible fusion des trois danseuses dans une corporéité dilatée et tentaculaire. La confusion visuelle s’amplifie par un travail de pliage et de condensation des corps : l’une d’elles joint sa tête et ses pieds pour osciller, en appui sur le bassin, de sorte qu’elle devient tour à tour l’instrument et l’objet du mouvement de bascule. Cette dualité soutient le suspens de l’altération progressive de la silhouette d’une danseuse : à mesure que son talon se relève, son pied bascule pour prendre appui sur le bord externe du métatarse ; le genou se fléchit, la hanche entre en torsion et par un effet d’écho la tête s’incline. Le corps semble soutenu par des appuis imperceptibles, profondément intériorisés par le travail du yoga. Dans une séquence fascinante, parce qu’elle pourrait sembler la mise en scène d’un évanouissement cependant dénué de tout affect, l’une d’entre elles est animée d’un élan analogue à celui de la chute – elle semble abandonner son poids vers le sol ; cependant, la dynamique qu’elle met en œuvre parait davantage évoquer la coupure brusque de l’équilibre de sa ligne gravitaire, comme un effondrement intérieur ; la décharge énergétique ainsi produite est recueillie par sa complice qui accueille son corps souple mais inerte dans ses paumes.
Toutes trois incarnent un trio très pictural, figures flamboyantes comme échappées d’une peinture flamande, somptueusement vêtues de robes pourpres de velours empesé et rebrodé de dentelle blanche. Ces costumes deviennent le prétexte à des jeux d’illusion et de trompe-l’œil, où les danseuses se glissent à tour de rôle dans les robes qui les enveloppent et dissimulent les lignes du corps. A la manière d’une mue, le tissu épais et rigide est pourtant modelé pour faire émerger des silhouettes boursouflées ; d’une main délicate elles malaxent le velours ou font rouler autour de leur nuque leurs énormes fraises vaporeuses et immaculées. On assiste dans un silence épais à l’évanescente métamorphose d’une humanité fascinante mais labile.
Vu à l’Atelier de Paris / CDCN. Chorégraphie Yasmine Hugonnet. Interprétation Yasmine Hugonnet, Ruth Childs, Audrey Gaisan Doncel. Création lumière Dominique Dardant. Son Frédéric Morier. Costumes Nadia Lauro. Scénographie Nadia Lauro. Photo © Anne-Laure-Lechat.
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