Par Marie Pons
Publié le 4 décembre 2018
C’est une performance-fleuve. Les deux chorégraphes Latifa Laâbissi et Antonia Baehr, accompagnées de Nadia Lauro à la création des costumes et de la scénographie, nous invitent à faire la traversée d’un temps où se créent des points de résonance entre passé, présent et futur en plaçant l’être humain au centre de questionnements multiples. Une expérience fascinante, dont les ramifications se déploient dans l’intelligence et la finesse d’un jeu d’improvisation qui tisse progressivement une toile tendue vers nous comme un miroir.
Quand on entre dans le studio qui est lieu de la performance, on s’assoit sur des coussins disposés autour de deux singes savantes. Latifa Laâbissi et Antonia Baehr sont posées sur un décor futuriste énigmatique, un vaisseau gonflable gris-brun, à mi-chemin entre l’intérieur cuir d’une voiture de luxe et une plateforme flottante, rétroéclairé en son centre. La peau de simili cuir est pourvue de fermetures éclairs, qui une fois ouvertes donnent accès à des caches secrètes, recouvertes de fausse fourrure. Elles en extraient des objets dont elles performent et discutent le sens, la fonction culturelle, sociale, l’usage. Elles sont vêtues-déguisées en singe, corolle de fourrure blanche encadrant le visage, académiques brun et beige dont sortent leurs seins, mains et pieds peints.
Pendant les 3h30 que dure la performance, les deux chorégraphes glissent entre attitudes simiesques et comportements humains. Qu’elles regardent une série sur une tablette, brodent, dorment, fassent du yoga, discutent, se grattent ou déambulent à quatre pattes, elles prennent soin de lier ensemble ce qui relèverait de la femme et de l’animal, de créer un milieu de confusion, et donc un terrain de réflexion.
Leur attention aiguë et renouvelée sans cesse au cours de l’expérience est impressionnante. La composition de leur partition est incarnée dans le moindre détail, de l’articulation des doigts aux tressaillements du visage. Elles tressautent et se placent en état d’alerte lorsqu’un bruit qui pourrait être signe de danger émane du public. L’une des pistes de questionnement est de savoir qui est prédateur, regardeur et regardé, dominant et dominé, qui détient le pouvoir et le savoir ici. Elles ont chacune leur personnalité et leur caractère. Consul et Meshie étaient deux chimpanzés vivant au début du XXème siècle parmi les humains et pour partie comme eux, buvant le thé, portant une cravate. C’est cette zone trouble entre « eux » et nous, entre les frontières et catégorisations que l’homo sapiens a tracé entre les choses, dans le monde, et parmi ses semblables qu’elles viennent interroger ici.
On pense au projet pharaonique de l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg, qui avait entrepris de tisser des liens entre des images issues de l’histoire de l’art, qui mises côte à côte dialoguent par leur proximité même. Latifa Lâabissi et Antonia Baehr entreprennent avec la même ambition folle et ordonnée de faire saillir des images qui se rapportent à la culture occidentale, comme des arêtes qui coupent le sens commun. Leurs références, la méthode de faire, les figures de leur atlas sont corrigées et revues à l’aune d’une lecture qui rebat les cartes de la décolonialité du regard et des arts, du point de vue occidental, du rapport entre humains et autres animaux, entre hommes et femmes, soit un aller-contre la dualité pour y préférer un jeu de nuances complexes.
Il y a le moment où elles saisissent un canevas pour broder un ouvrage au « point colonial », lunettes sur le nez et tutorial youtube à l’appui. « In the jungle » peut-on lire en fil rouge sur la toile blanche. Il y a des poses issues de l’histoire de l’art esquissées, une odalisque ou les deux femmes posant torse-nu dans ce tableau Renaissance, Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs, où la femme de gauche pince le téton de celle de droite. Il y l’or des dents qui fascine l’une d’elle au point de vouloir acheter la dentition de sa congénère pour récupérer le métal précieux. Il y a des dialogues arabe-allemand, langues qu’elles s’apprennent par bribes l’une à l’autre. Il y a la crise de rire d’Antonia Baehr à la question persistante de Latifa Laâbissi « Where do you come from, tell me? ». Il y a dans ce temps qui semble infini une notion de passé, où elles annoncent croquer la dernière pomme, et de futur dont la nourriture symbolique est la galette de riz.
Dans un fil temporaire continu, où le dire et le faire s’entremêlent, on navigue ainsi entre des images et des mots à saisir et assembler soi-même. L’image du zoo est peut-être la première à être retournée. Ces femelles-singes que l’on sait déguisées puisqu’un académique leur sert de peau posent la question du zoo humain, de cette réalité inscrite dans l’histoire, en même temps que celle de la place des animaux, en particulier des grands singes dans les yeux desquels notre condition de sapiens vient se refléter avec trouble. A deux reprises c’est à nous assis autour, scrutateurs invités qu’elles lancent des poignées de cacahuètes.
Tout est soumis à l’examen de ces deux animaux au puissant pouvoir de réflexion, avec beaucoup d’humour. A commencer par les penseurs de la French Theory – Foucault, Deleuze, Rancière ou Bourdieu, dont les visages forment un jeu de Memory dont les cartes sont posées face contre une représentation du monde. Des penseurs exclusivement masculins pour penser, défaire, démêler un monde à travers des textes devenus socles de pensée-action pour toute une génération de chorégraphes. Et comme en résonance, Latifa Laâbissi extirpe presque à la fin une pelote de fils de laines colorés qu’elle démêle lentement. Une prolongation en acte de la pensée bousculante de Donna Haraway, qui invite à déconstruire ce que l’on considère comme « nature » et « culture », comme organique et construit, à déstabiliser nos schémas de pensée et de catégorisation. Le monde est cette pelote de fils, explique Haraway dans une intervention filmée, et l’on peut tirer sur les fils les uns après les autres pour en explorer le sens. Ce que se proposent de tenter ces deux créatures hybrides avec une intelligence à la fois exigeante, brillante et drôle, pour le grand bien de notre pensée de sapiens pressés.
Vu au Next Festival. Conception et interprétation Latifa laâbissi et Anonia Baehr, installation visuelle Nadia Lauro. Lumiere et design sonore Carola Caggiano. Photo © Anja Weber.
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