Par Nicolas Garnier
Publié le 24 septembre 2018
Nommé directeur du NTGent (Théâtre Royal Néerlandais) à Gand en mai dernier, Milo Rau n’en a pas du tout profité pour freiner sa cadence de production, bien au contraire. Parmi la foule de créations qui s’annoncent figure la série Histoire(s) du théâtre, dont La Reprise est le premier épisode. Le metteur en scène suisse emprunte à l’un de ses compatriotes illustre l’ambition de faire un récit engagé et personnel du médium théâtral. Sauf que là où les Histoire(s) du cinéma étaient signées par Jean-Luc Godard seul, la série qu’initie Milo Rau s’écrira à plusieurs, à raison d’un épisode par an avec un metteur en scène différent à chaque fois.
À l’instar de ses précédentes créations, l’origine du projet est un fait divers sordide qui a secoué la Belgique en 2012. Milo Rau continue son exploration du bas-fond des passions humaines couplée à une réflexion distanciée sur le médium théâtral. Après le cas du pédophile Marc Dutroux qu’il avait étudié dans Five Easy Pieces en 2016, il s’intéresse à une autre affaire tragique qui expose au grand jour les tabous de notre société. Il s’agit de l’assassinat homophobe d’Ihsane Jarfi en 2012 à Liège. La pièce se nourrit du procès des meurtriers, auquel a assisté l’acteur Sébastien Foucault, et dont la retranscription sert de matière première au récit. Comme toujours dans le travail scénique de Milo Rau et au sein de l’International Institute of Political Murder (IIPM), compagnie transdisciplinaire fondée en 2007, les comédiens sont également collaborateurs et auteurs du texte de la pièce.
Le titre de la pièce, La reprise, peut s’entendre au sens de la reconstitution d’un événement, c’est-à-dire la querelle sur l’établissement des faits qui est centrale dans un procès. Cette caractéristique fondatrice opère le rapprochement entre le médium du tribunal et celui du théâtre documentaire prôné par Milo Rau, les deux étant des manières parallèles de faire entendre, en l’encadrant, la parole des témoins. Suivant le mouvement judiciaire, la pièce se veut donc la recherche d’une reconstitution possible pour le meurtre d’Ihsane Jarfi, mais aussi, en parallèle, une réflexion sur les statuts de l’acteur et de la représentation.
L’esthétique rigoureuse de Milo Rau est immédiatement reconnaissable. Les comédiens attendent les spectateurs sur une scène presque vide seulement clairsemée d’objets simples (des tables et quelques chaises), le plateau est surplombé par un écran, et la transition avec le début de la représentation se fait en douceur par un fondu d’éclairage, comme à l’accoutumée. Tous les tics de mise en scène de l’auteur helvète sont de la partie, y compris les jeux formels autour de son propre dispositif. On retrouve des témoignages face caméra au phrasé lent et détaché, mais aussi quelques séquences préenregistrées qui exploitent les potentialités fictionnelles du théâtre filmé et déjouent les attentes du protocole mis en place par Milo Rau. Il en va ainsi de Sébastien Foucault mimant la découverte du corps d’Ihsane lors d’une promenade. L’acteur est seul sur scène avec le cadreur, tandis que sur l’écran son image, plus ou moins bien synchronisée, est accompagnée par son chien qu’il tient en laisse. L’écran permet de prolonger l’espace diégétique en doublant l’action qui se déroule sur le plateau. Le même effet est utilisé lors d’une séquence dans une boîte de nuit dans laquelle une foule fantomatique entoure, sur l’écran, les protagonistes qui dansent sur scène, seuls.
La rigueur avec laquelle s’impose la sobriété du dispositif permet de faire surgir chaque effet de mise en scène avec d’autant plus de puissance. Une des forces du théâtre de Milo Rau consiste dans l’orchestration subtile entre des entretiens intimistes et les instants de mise en scène plus débridés. Là où les spectacles précédents reposaient sur des décalages discrets et ponctuels, La reprise ose des écarts plus conséquents et joue volontiers avec les contrastes, notamment par des amplitudes sonores auxquelles ne nous avaient pas habituées les créations antérieures. Cette alternance trouve son acmé dans une longue scène quasi muette où le meurtre de Ihsane est rejoué sur le plateau.
La séquence cristallise les crispations. Elle s’ouvre au moment où Ihsane a été vu pour la dernière fois, devant l’entrée de la boîte de nuit Open Bar, et la narration se poursuit selon le point de vue de l’un des trois meurtriers. Le jeune homme monte dans la voiture de ses bourreaux sous la contrainte. Les événements dégénèrent rapidement. On assiste alors au lynchage filmé en gros plan. La scène s’étire en longueur comme si le calvaire ne devait jamais prendre fin. L’aspect factice mais cru de l’ensemble suscite un sentiment étrange, une nausée qui est pourtant moins provoquée par la référence à l’événement tragique que par la mise en scène appuyée du voyeurisme. À ce moment-là, le spectacle cherche tellement à choquer qu’il en devient lourd et produit rapidement un effet de saturation.
Ce détail est symptomatique du théâtre de Milo Rau qui flirte toujours délibérément avec le mauvais goût pour déstabiliser le spectateur. Si le parti pris est intéressant, la frontière est mince (et très subjective) entre la provocation et l’abus. Il serait pourtant dommage de s’arrêter à ce côté sulfureux tant le registre utilisé dans le spectacle est large. Nombreuses sont en effet les scènes qui usent de ressorts moins grossiers pour évoquer l’épreuve psychologique du deuil. C’est le cas par exemple de cette tirade face caméra où Sébastien Foucault, prêtant sa voix à l’ex-petit ami d’Ihsane, explique le dilemme posé par la vision du corps de son amant lors du procès et sa réaction pleine de dignité.
Ces moments où le langage retrouve un rôle central font la vraie force de La reprise. Sur la base de la retranscription des audiences, la tragédie qui se joue sur scène traduit avec simplicité les affects violents traversant le procès. Dans le processus, l’écart avec l’objectif pénal se marque progressivement, et la notion de « rendre justice » acquiert une signification nouvelle sur le plateau. Le tribunal formalise le crime, c’est-à-dire qu’il fait rentrer un acte dans la grille d’analyse du droit afin d’établir une juste compensation. Il est donc un médium au sens le plus trivial où il sert à transformer un préjudice moral en dédommagement matériel. Mais il se joue bien plus dans la cour d’assises, comme le notait déjà André Gide dans ses carnets (André Gide, Souvenirs de la cour d’assises, 1914). Chaque audience judiciaire est aussi une mise en scène des passions humaines où s’exhibent les tréfonds de la subjectivité. En mêlant ainsi théâtre et procès, le « théâtre du réel », dont Milo Rau reprend l’expression à Alexander Kluge, révèle la racine archaïque commune aux deux médias. À travers cette forme hybride, la dimension affective latente dans la cour pénale est enfin assumée au point de devenir l’enjeu central de la représentation. L’empathie est peut-être le point essentiel où se distingue l’approche théâtrale. Cette dernière assume le pathos qui permet de communiquer un affect entre deux corps. Pour paraphraser Marie-José Mondzain lors d’une discussion organisée en parallèle au spectacle (« Narration des conflits – conflit des narrations », rencontre animée par Camille Louis le 22 septembre 2018, dans le cadre du cycle Mondes possibles), le théâtre documentaire a, plutôt qu’avec le réel, à voir avec la vérité. Il retrouve la dimension de vérité inhérente à la fiction qui en fait le seul régime par lequel ce qui touche un autre me touche aussi personnellement.
La reprise présente un équilibre subtil entre les éléments documentaires, prélevés dans le tissu du réel, et une portée proprement théâtrale, notamment à travers la référence explicite tout au long du spectacle au genre classique de la tragédie. Cette alliance permet de révéler la dimension affective muselée dans la cour d’assises, et c’est peut-être là que le théâtre peut rendre justice à Ihsane Jarfi, en faisant ressurgir quelque chose de sa subjectivité et des affects qui ont entouré sa mort. Autrement dit, en rendant un hommage posthume à la vitalité dont il a été injustement privé.
Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers, avec le Festival d’Automne à Paris. Concept texte & mise en scène Milo Rau. Avec Sara de Bosschere, Sébastien Foucault, Johan Leysen, Tom Adjibi, Suzy Cocco, Fabian Leenders. Scénographie et costumes Anton Lukas. Vidéo Maxime Jennes, Dimitri Petrovic. Son Jens Baudisch. Lumière Jurgen Kolb. Photo © Hubert Amiel.
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