Par François Maurisse
Publié le 10 juillet 2017
Le Ballet de Lorraine a désiré marquer d’une pierre blanche sa fin de saison : du 29 juin au 2 juillet dernier était présentée la soirée Les Plaisirs de la découverte, dans le grandiose salle de l’Opéra de Nancy. La première pièce du programme, Record of ancient things, est la dernière création de Petter Jacobsson pour la compagnie dont il est le directeur depuis 2011. Danseur étoile au Sadler’s Wells Ballet à Londres puis éminent membre de la compagnie de Twyla Tharp dans les années 1980, Petter Jacobsson poursuit ici la collaboration entamée depuis plus de vingt ans avec Thomas Caley, ancien premier danseur de la Merce Cunningham Dance Company à New-York, aujourd’hui coordinateur de recherche pour le Ballet de Lorraine. Proposant en miroir la dernière créations de son directeur et celle de Rachid Ouramdane, créées sur-mesure pour ses danseurs, le Ballet de Lorraine confirme une nouvelle fois avec ce double programme son inscription dans une tradition classique et son ouverture vers des formes plus contemporaines. À la différence de Petter Jacobsson et Thomas Caley qui portent l’héritage d’une danse institutionnelle, le chorégraphe Rachid Ouramdane est le représentant d’une danse française qui s’est établie depuis les années 1990 dans le questionnement constant de la forme chorégraphique et une dynamique d’auteur.
Record of ancient things
Pour Record of ancient things, Petter Jacobsson et Thomas Caley ont choisi de pendrillonner le plateau d’immenses morceaux de plastique transparent. Resserrant l’espace sans pour autant le fermer, cette scénographie distille une lumière douce dessinant au sol des motifs fluides qui rappellent les reflets de soleil sur une étendue d’eau. Les vingts danseurs passent et repassent dans cet espace flottant, sillonnant l’espace les uns après les autres. Pour cette séquence, les chorégraphes ont ouvertement emprunté au vocabulaire classique. Les bras sont tendus, les mouvements très ouverts, les jambes ne se plient jamais. Redoublant d’énergie à chaque saut, à chaque pirouette en l’air, à chaque grand jeté, les interprètes, vêtus pour l’occasion de costumes bigarrés et de baskets fluos, font preuve d’une virtuosité incontestable. S’inscrivant symboliquement dans l’espace de l’Opéra de Nancy, cette première séquence agit comme un tour de chauffe.
La deuxième des trois séquences marquant la construction dramaturgique de cette pièce offre une respiration, pour les danseurs comme pour les spectateurs. Plus étirés dans le temps, moins pris dans l’urgence, les mouvements des danseurs semblent soudain moins contraints. Alors que la musique dense et fiévreuse de Peter Rehbeg se calme, les danseurs offrent alors une gestuelle plus ténue, qui semble héritée d’une pratique de l’improvisation. Ramollissant leurs membres et leurs colonnes vertébrales ils semblent par moment fondre et s’abandonner à une horizontalité relâchée. Des solos se dégagent parfois, dans une lumière crépusculaire.
Dans un dernier temps, on assiste pantois à la mise en route d’un véritable mécanisme chorégraphique. Chacun des vingt danseurs, l’un après l’autre, entre au plateau en répétant inlassablement la même phrase dansée très ample, une succession de poses sculpturales pour laquelle les bras décrivent des allers-retours entre l’horizontalité et la verticalité. Peu à peu alors qu’ils se rassemblent, ses mouvements leur permettent d’entrer en contact les uns avec les autres. Ces deux groupes de silhouettes s’effleurant les mains furtivement de façon systématique font irrémédiablement penser à des automates, des petites figures décorant les horloges dont les mouvements pendulaires s’évertueraient à marquer le temps.
Murmuration
Murmuration, création de Rachid Ouramdane pour le Ballet, s’inscrit dans un tout autre registre. Le plateau est nu, seulement recouvert d’un tapis blanc immaculé. Là aussi, le rassemblement des vingt danseurs donne une impression de foule. Quand ils se mettent en marche, puis en course, c’est une ébullition. S’étoilant en autant de directions qu’il y a d’interprètes, les trajectoires sont subtilement maîtrisées et se croisent sans s’entrechoquer. Assez vite, les danseurs égrainent un vocabulaire de gestes simples, des chutes, des tours, des traversées, des sauts, sortes de tâches individuelles qui se transmettent lentement au reste du groupe.
Sur la musique rythmique et répétitive de Jean-Baptiste Julien, la chorégraphie semble obéir aux lois de la physique : se dispersant en vagues, entraînés par la houle, se déplaçant comme aimantés les uns aux autres, les danseurs produisent des tableaux abstraits et vibratoires proprement hypnotisant. Chacun son tour, sans urgence aucune, les corps chutent, s’étendent, se réveillent les uns les autres. Des duos se créent, et chacun se retrouve à nouveau emporté dans la valse tranquille, entraîné par la force centrifuge de ses camarades.
Quand un danseur se retrouve seul au centre de l’espace à tenter une combinaison simple de pas, il est très vite rejoint par tous les autres, communicant son savoir faire à la communauté par le geste. Dans la veine de ces précédentes créations de groupe (citons Tout Autour pour le Ballet de l’Opéra de Lyon en 2014 ou Tenir le temps en 2015), Rachid Ouramdane persiste efficacement avec Murmuration dans une écriture du collectif qui, en insistant en creux sur les individualités et mettant en valeur les interactions, compose ce qui semble être la tentative d’un ordonnancement du chaos.
Dans les dernières minutes de leur pièce, Petter Jacobsson et Thomas Caley mettent en scène le face à face de deux lignes de danseurs. Alors qu’on s’attendrait à un affrontement de deux groupes rangés, les mouvements ressemblant à des gestes de lancer se dispersent en de multiples directions. L’ordre militaire est rompu. Cette séquence, éminemment annonciatrice de la proposition de Rachid Ouramdane, est témoin de la cohérence du programme Les Plaisirs de la découverte. Ancré dans l’espace de l’Opéra de Nancy, comme conscient du lourd passé dont il est l’héritier, Petter Jacobsson réussit le tour de force d’inscrire ce Centre Chorégraphique National dans une lignée contemporaine qui pourrait être celle de l’effervescence, ou mieux, celle du politique.
Vu à l’Opéra de Nancy / CCN – Ballet de Lorraine. Record of ancient things, chorégraphie et scénographie : Petter Jacobsson et Thomas Caley. Musique : Peter Rehberg. Lumières : Eric Wurtz. Costumes : Petter Jacobsson et Thomas Caley avec Annabelle Saintier et Laëtitia Drouin. Murmuration, chorégraphie : Rachid Ouramdane. Musique : Jean-Baptiste Julien. Lumières : Stéphane Graillot . Costumes : La Bourette. Assistante chorégraphique : Agalie Vandamme. Photo Record of ancient things © Arno Paul.
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