Par Margot Baffet
Publié le 14 septembre 2016
Initialement crée pour être joué au centre commercial de la Part-Dieu à Lyon en 2016, cette mise en scène de Dans la solitude des champs de coton signée par Roland Auzet nous interpelle d’abord par la singularité de son dispositif. Pensée pour être adaptée in situ : l’action se déroule dans le décor quotidien de la ville où se situe le théâtre. Equipés de casques audio, les spectateurs sont amenés à suivre les deux comédiennes dans leurs déplacements et parfois même interagir dans cette fiction immersion. Roland Auzet parvient à décloisonner le théâtre de sa forme conventionnelle en adaptant un dialogue tout à fait approprié à ce type de scénarisation. Il s’agit d’une dispute entre un dealer et son client que Bernard-Marie Koltès anime par une écriture finement complexe.
L’éloquence des deux interprètes attire notre attention de manière imprévisible en nous apostrophant hors du théâtre. Les voix d’Anne Alvaro et Audrey Bonnet portent les mots de l’écrivain avec une diction précise et beaucoup de caractère. Le dispositif audio mis en place instaure dès le début une intimité très importante dans l’expérience sensorielle du spectateur: il touche personnellement grâce au casque et assure cette proximité sonore quelque soit l’endroit où évolue le spectacle. Les bruits les plus infimes comme les respirations sont alors amplifiées et ennoblis par l’habillage sonore. Tout ceci contribue à une introduction surprenante du récit dans la réalité. Que ce soit au centre commercial de Lyon où dans la rue latérale au théâtre Prospero à Montréal, nous ne pouvons qu’être étonnés d’une telle décontextualisation de la forme théâtrale.
Le fort parti-pris du metteur en scène reste alors une force présentant toutefois certains risques. Cet inconfort volontaire de l’observateur et de l’observé maintient une relation ambivalente de proximité et de distance, à l’image du texte de Bernard-Marie Koltès. « ça demande d’avoir les nerfs bien souples, d’être aussi autiste que disponible. Un mélange de concentration sur le texte tout en étant complètement ouverte au reste du monde » nous confie Anne Alvaro. Autant de densité littéraire reste quelque chose d’imposant dans l’adaptation scénique. Les mots, aussi offensifs soient-ils dominent peut-être un peu trop les potentialités dramaturgiques des deux femmes charismatiques.
De l’ombre de la ruelle à la lumière du projecteur, le duo nous offre sans aucun doute la beauté d’une danse verbale aussi chancelante que puissante. La parole devient alors peut-être le seul deal à l’éternel désir insatisfait que cultivent les deux êtres dans leurs paysages intérieurs désolés.
Vu au théâtre Prospero à Montréal. Mise en scène et musique Roland Auzet. Avec Anne Alvaro, Audrey Bonnet. Photo Christophe Raynaud de Lage.