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A Dancer’s Day, Boris Charmatz

Par Marie Pons

Publié le 25 septembre 2018

Alors qu’il quitte la direction du Musée de la danse à Rennes, Boris Charmatz ouvre la nouvelle saison de Charleroi danse – où il devient artiste associé jusqu’en 2021 – par une journée de programme partagé avec le public. A dancer’s day entend faire vivre ce que peut être la journée d’un-e danseur-se, de l’échauffement à la fête post-représentation, en ouvrant les portes d’une maison de danse pour l’occasion. L’enjeu est aussi d’entourer le moment du spectacle, ici la représentation de 10 000 gestes, d’un avant et d’un après, ce que l’on a rarement l’occasion d’expérimenter.

Les aléas ferroviaires auront voulu que l’on rate la « ruche pédagogique », échauffement par petits groupes pris en charge par les interprètes de 10 000 gestes pour entrer en plein dans le bouillonnement qui agite le grand plateau des Ecuries. Familles carolos, groupes d’ados visiblement inscrits en cours de danse, danseurs et comédiens amateurs ou non et spectateurs habitués suent sur le plateau, attentifs aux indications délivrées par un Boris Charmatz, qui se tient microté debout parmi eux. Le groupe traverse le processus de création de 10 000 gestes en proposant à leur tour un geste « microscopique, historique ou virtuose ». Produire un geste puis en affiner la qualité, mieux le dessiner dans l’espace, le rendre visible, l’échelonner par rapport à la présence des autres, répéter, le chorégraphe invite le groupe à se concentrer sur la tâche, à devenir véritablement interprètes de leurs propres propositions. Le tout se déroule dans une ambiance joyeuse, où l’on observe depuis le gradin une foule heureuse d’être en mouvement collectivement.

Sans transition ou presque, Boris annonce que c’est l’heure du pique-nique. Les nappes à carreaux sont déployées à même le plateau, la lumière tamisée, et chacun s’affaire à mastiquer son sandwich en reprenant son souffle, pour échanger sur le workshop tout juste terminé. Au débotté entre deux bouchées, la voix du danseur Franck Willens annonce « Twenty minutes for the XXth century » depuis la coulisse. Il surgit nu et interprète Sans titre (2000), solo écrit par Tino Seghal et transmis à Boris Charmatz, Andrew Hardwidge et Franck Willens. Idée géniale de faire cohabiter cette pièce-répertoire vivante, où le corps d’un danseur se glisse dans des danses que l’on peut jouer à identifier, de Nijinski, Trisha Brown à Merce Cunningham ou Mary Wigman, au milieu des conversations murmurées et de l’ambiance de pique-nique familial. Passés la surprise première et les rires à demi-étouffés devant l’incongruité de la situation, les gestes, les morceaux de l’histoire de la danse fleurissent entre les nappes et c’est la meilleure idée de mise en scène à laquelle on ait pu assister, à voir ce solo soudain désacralisé, comme une invitation à picorer l’histoire de la danse en même temps que les chips, en étant pour autant bien attentif à ce que l’interprète fabrique et raconte.

Une fois solo et sandwich terminés, c’est l’heure de la sieste d’avant représentation, histoire de se mettre en condition pour le moment du spectacle. Lumières basses, Annie Bozzini la nouvelle directrice des lieux fait le tour du plateau pour s’assurer que l’assemblée est bien allongée. Dans la pénombre un choeur de voix s’élève doucement, les interprètes accompagnent en canon d’une berceuse polyphonique cet instant de repos. Une demi-heure de relaxation plus tard il est temps de reprendre nos places côtés spectateurs dans les gradins.

10 000 gestes ne tarde pas à commencer. Folie de la compulsion, urgence de faire et de montrer. La pièce va vite, très vite et entend produire une « forêt chorégraphique », une somme de mouvements sitôt fait sitôt évanouis et jamais reproduits. Un danseur ça ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnait, alors se déploie un répertoire de gestes grotesques, absurdes, drôles, obscènes, quotidiens, virtuoses, banals, tragiques, tendres, inattendus. Le fourmillement oblige le regard à choisir, engage à découper, regarder un interprète puis changer, impossible de tout voir, de tout saisir. La dévoration dont fait preuve Boris Charmatz vis à vis du geste chorégraphique nous plonge dans un contexte d’époque : trop vite, trop tard, trop trop. On retrouve le sentiment d’urgence qui incendiait déjà Danse de nuit, sa pièce précédente, où il faut faire, dire, protester et érupter en même temps, vite. La débauche gestuelle et énergétique de la part des interprètes est impressionnante. Tous et toutes sont remarquables au sens premier, aimantent l’attention tour à tour et brillent dans leurs singularités. C’est la belle réussite du projet : point de fouillis dans cette profusion mais une composition dramaturgique pensée, une attention au rythme, le climax des gestes un temps hurlés fait place à un moment de calme dans lequel, par contraste, on lit davantage les mouvements, les affolements côtoient des solos doux, des contrepoints répondent aux turbulences – comme lorsqu’un danseur seul tient l’immense plateau miroitant alors que les autres montent à l’assaut des gradins en horde déchaînée.

La pièce est comme un tissu vivant sur lequel se questionner sur la danse. On se demande face à elle, où ça commence, un geste, où ça finit et comment être sûr de ne pas le répéter ? On s’interroge aussi sur cette volonté de produire du geste si frénétiquement, à corps perdu, qu’est-ce que ça dit du métier de danseur, et de chorégraphe ? Finalement, on se dit que cette utopie de vouloir inventer du geste encore et encore est porteuse d’un espoir et d’un élan, celui de ne rien figer, rien rigidifier tant qu’on est dans la danse, de la part de celui qui s’évertue à pratiquer la chorégraphique comme lieu vivant et mouvant.

La journée du danseur est devenue une soirée bien entamée, alors galvanisés par ce déploiement d’énergie, on nous fait sortir par le haut du gradin en vitesse pour plonger pour une heure de dancefloor pris en charge par la dj viennoise Electric Indigo. On retrouve là pêle-mêle les interprètes sortis de scène bondissant sous les basses technos, le groupe d’ados du cours de danse plus en forme que jamais, des participants au workshop de l’après-midi toujours là et des spectateurs du soir. Une autre belle forêt de gestes se déploie. Pour finir comme on commence, Boris Charmatz nous invite à redescendre dans le grand studio plongé dans le noir pour voir Une lente introduction, film datant de 2007 que l’on découvre allongés sur une masse de coussins noirs. Quatre puis cinq interprètes nus, corps entrelacés, y travaillent une matière-corps par duos tactiles puis magma enchevêtré sous une lumière froide.

On aura traversé ainsi d’un bloc bien huilé un pan du travail du chorégraphe et partagé ses questionnements, dans un vrai moment où chacun semblait pouvoir entrer, indépendamment de connaitre l’histoire de la danse ou le travail de Charmatz. A participer à cette joie contagieuse d’ouvrir la saison par l’expérience et la constitution éphémère d’une communauté dansante, on se dit que le projet d’un musée de la danse vivant, politique, actif pourrait bien suivre celui qui l’a fondé en dépit du lieu géographique et de la structure où il se trouve. Prochain rendez-vous est donné pour faire l’expérience de cette mobilité active à Pantin au CND en décembre.

A dancer’s day à Charleroi danse, un événement de Boris Charmatz. 10000 gestes, avec Djino Alolo Sabin, Salka Ardal Rosengren, Régis Badel, Jessica Batut, Nadia Beugré, Nuno Bizarro, Matthieu Burner, Olga Dukhovnaya, Sidonie Duret, Bryana Fritz, Alexis Hedouin, Kerem Gelebek, Rémy Héritier, Samuel Lefeuvre, Johanna-Elisa Lemke, Noé Pellencin, Maud Le Pladec, Mani Mungai, Solène Wachter, Frank Willens. Photo © Olga Dukhovnaya.

A Dancer’s Day, les 8 et 9 décembre au Centre National de la Danse à Pantin / L’invitation aux musées Week-end #3