Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 27 septembre 2023
À la croisée de la performance et du design, le plasticien Arthur Hoffner et le metteur en scène et performer Grégoire Schaller développent chacun depuis de nombreuses années une pratique expérimentale et transversale, à la recherche de nouvelles formes d’écritures entre corps et objets. Complices de longues dates, ils imaginent ensemble Deep Water, une performance inspirée par la figure de l’haltérophile et par le mythe des Danaïdes. Dans cet entretien, Arthur Hoffner et Grégoire Schaller reviennent sur leur collaboration et le processus de création de Deep Water.
Grégoire, Arthur, pourriez-vous revenir sur l’histoire de votre binôme artistique, vos affinités, et le désir de développer un travail ensemble ?
Arthur Hoffner & Grégoire Schaller : Nous nous sommes rencontrés à l’ENSCI Les Ateliers, une école de création industrielle au sens large, qui convoque différentes disciplines créatives au sein d’un établissement globalement dédié au point de rencontre entre industrie et recherche artistique. Au sein de cet espace s’organise une vie étudiante marquée par la collaboration de personnalités très hétérogènes autour de centres d’intérêt multiples. Nous nous sommes rencontrés en travaillant auprès du plasticien Théo Mercier avec qui nous avons découvert un terrain commun de réflexions qui sont peu développées dans la création industrielle : la mise en scène des objets. En interrogeant mutuellement nos volontés respectives de s’affranchir d’un design purement utilitaire a germé la graine d’une complicité créative qui a donné lieu à cette collaboration.
Arthur, vous collaborez ponctuellement avec des chorégraphes ou des artistes de la scène. Comment ces rencontres déplacent et nourrissent-elles votre pratique ?
Arthur Hoffner : Je travaille effectivement ponctuellement l’espace et la scénographie, qu’elle soit muséale, théâtrale ou à destination du cinéma et de la musique. Ces collaborations sont pour moi extrêmement stimulantes. Cet exercice d’adaptation offre la possibilité de nourrir un récit scénique, d’insuffler une dimension plastique supplémentaire par le biais d’un langage formel qui s’ajoute à celui du corps, du scénario ou de la partition. J’ai toujours envisagé la création d’objets ou de sculptures au creux d’une narration.
Pourriez-vous retracer la genèse de Deep Water ?
Arthur Hoffner & Grégoire Schaller : Deep Water est né d’une invitation de Jean-Pierre Blanc, directeur de la Villa Noailles, une ancienne maison construite dans les années 20 à Hyères par l’architecte Robert Mallet-Stevens. Cette demeure, protégée au titre des Monuments Historiques, est un centre d’art dédié aux arts plastiques, à l’architecture, au design, à la photo et à la mode. Jean-Pierre Blanc nous a proposé de créer une performance pour le salon rose de la Villa Noailles. Cette pièce, typique de l’architecture de Robert Mallet-Stevens, nous a immédiatement inspirés. Nous avons basé le début de notre recherche sur Biceps et Bijoux, un petit film de Jacques Manuel réalisé en 1929 à la Villa Noailles avec les propriétaires et des invités. Dans ce film, on peut voir plusieurs scènes d’activités sportives et des installations dédiés à des pratiques sportives dans la villa. Grégoire interroge régulièrement dans son travail la notion de l’exercice physique, de la routine sportive, et de ce point de départ a découlé une recherche autour de l’effort, de la contemplation narcissique du corps en lien avec certains rituels d’ablution, de soins et de l’hygiène au sens moderniste du terme.
Comment avez-vous initié cette recherche ?
Arthur Hoffner & Grégoire Schaller : Arthur travaille autour de l’objet en mouvement et Grégoire réfléchit au corps en mouvement. C’est donc assez naturellement que nous avons eu envie de créer un trait d’union entre sculpture animée et performance. Nous avons eu envie d’explorer ensemble la relation réciproque entre le geste et l’objet. Nous sommes partis du mythe des Danaïdes, qui, arrivées aux Enfers, sont condamnées par les dieux à une tâche aussi vaine qu’inéluctable : remplir sans relâche un tonneau percé. L’élément liquide, qui fuit et échappe au contrôle, s’y présente comme une métaphore de la vanité du travail physique, destiné tant à la mise en forme des corps qu’au contrôle de soi.
Comment avez-vous hybridé l’imaginaire du sport et le mythe des Danaïdes ?
Arthur Hoffner & Grégoire Schaller : Deep water croise deux axes de recherche. D’une part, le désir de faire de la scénographie un personnage central de la performance, avec un ensemble de fontaines et d’accessoires liés à l’eau. De l’autre, la volonté d’interroger la notion de virtuosité et l’injonction à la normativité des corps dans une perspective critique, à travers la figure du bodybuilder. Nous avons ainsi mis en scène Deep Water dans un espace à l’intersection de différentes références scénographiques : une salle de sport, un studio de danse mais aussi l’espace domestique ou de la salle de bains. Le cœur de la scénographie est un ensemble de fontaines constituées de bidons de récupération d’eau de pluie, qui s’activent au fil de la performance. Plusieurs indices font signe en direction d’univers contradictoires : des trophées côtoient des éponges naturelles et artificielles, des pierres ponces et des tuyaux de plomberie. Dans cet espace évolue un haltérophile amateur, qui pratique ses routines de musculation, entouré de posters de lui-même et de ses athlètes favoris. Il y façonne son corps comme on façonnerait un objet, à l’aide d’accessoires qui sont autant des agrès sportifs que des éléments permettant le circuit de l’eau : tubes, entonnoirs, haltères, biberons, etc.
Grégoire, pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique de Deep Water ?
Grégoire Schaller : D’abord, je me suis plongé dans les « posing routines » que réalisent les bodybuilders lors des compétitions internationales. Il s’agit de partitions chorégraphiques composées d’une succession de poses destinées à mettre en valeur certains groupes musculaires à l’effort, hypertrophiés par l’entraînement. Lors du passage devant le jury, ces routines sont mises en scène de manière spectaculaire, à grands renforts de lumières et de morceaux de musique dramatiques. Pour Deep Water, j’ai conçu une routine que j’interprète moi-même. Je trouvais intéressant de reproduire des poses destinées à mettre en valeur des corps massifs, modelés par une musculature très développée, sur mon propre corps svelte, donc « hors-normes » dans le monde du culturisme. Cette décontextualisation propose, par l’absurde, de mettre en avant la relativité des critères d’évaluation de ce qu’est un corps « bon » ou « beau ». Dans un second temps, notre recherche s’est focalisée sur la relation entre le corps, les fontaines réalisées par Arthur et d’autres accessoires liés au circuit de l’eau. L’idée était de jouer avec des faux-semblants pour mieux déjouer les cadres perceptifs habituels du spectateur, qui ne parvient plus à reconstituer rationnellement le circuit logique de l’eau, devant des fontaines qui se déclenchent toutes seules, des entonnoirs desquels l’eau ne coule pas, etc. À mes yeux, le corps traversé par l’effort métabolise les fluides : il absorbe et sécrète de l’eau, de la sueur, de la bave, des larmes, de l’urine, etc. Le corps devient un élément indissociable du cycle aquatique, jusqu’à devenir lui aussi, au fil de la performance, fontaine.
Mise en scène et dramaturgie Arthur Hoffner et Grégoire Schaller. Chorégraphie et interprétation Grégoire Schaller. Conception visuelle et scénographie Arthur Hoffner. Photo © Lothaire Lucki.
Deep Water est présenté du 25 au 27 octobre à la Ménagerie de verre dans le cadre des Festival Les Inaccoutumés.
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