Propos recueillis par Mélanie Drouère
Publié le 14 février 2022
Dans tous les lieux internationaux où Chiara Bersani présente Seeking Unicorns, la délicate et singulière pièce de l’artiste fait l’objet de ces premiers mots de présentation : « Chiara Bersani mesure 98 cm. » Quoique cette information soit extrêmement réductrice quant à l’œuvre de la danseuse-chorégraphe, il est indéniable qu’elle pose la question de notre regard orthonormé sur le corps des danseurs. Croisée avec une autre question, celle de la nécessité de l’artiste, dans cette pièce, d’invoquer la mystérieuse figure de la licorne, une troisième surgit : celle du corps – réel ou fictif – interprété, détourné, voire utilisé. Puisque c’est précisément l’enjeu du nouveau festival Everybody proposé par Le Carreau du Temple – tous les corps d’aujourd’hui, dans leurs relations aux mondes d’aujourd’hui – c’est l’occasion d’adresser cette question multiple à Chiara Bersani.
Chiara, vous vous livrez très intimement au public dans cette performance, « corps et âme », dans une grande proximité. Voulez-vous bien nous dire à quel âge vous avez su que vous étiez atteinte d’une forme modérée d’ostéogenèse, et quand et comment a eu lieu votre rencontre avec la danse ?
L’ostéogénèse imparfaite est une maladie génétique, elle fait partie de mon corps, de moi, au même titre que la fossette sur ma joue gauche et le grain de beauté à côté de mon sourcil droit. A quel âge découvrons-nous la couleur de nos yeux ? La couleur de nos cheveux ? À quel âge découvrons-nous la forme de notre corps ? Il n’y avait rien à découvrir, en fait. C’est ma forme, c’est mon corps. Lorsqu’à 19 ans, j’ai commencé à fréquenter une école de théâtre pour acteurs contemporains et que j’ai observé que mon corps avait sa propre motilité, qui constituait un potentiel à découvrir, lorsqu’il se déplaçait sans aides (voire sans fauteuil roulant), je pense avoir réalisé à ce moment-là que la danse n’était pas si inaccessible. J’ai vraiment rencontré la danse dans le travail lorsque, à l’âge de 23 ans, j’étais interprète dans Your Girl du chorégraphe Alessandro Sciarroni. Nous avons ensuite créé ensemble des spectacles sans nous interroger sur leur forme : le monde nous disait que c’était de la danse. Nous y avons tout simplement cru.
Dans cette pièce, la puissance de votre regard vers les spectateurs est saisissante, et assez rare dans la danse : que véhicule-t-il pour vous ? Le médium du plateau peut-il renverser selon vous le rapport entre le regardé et le regardant, ou du moins le troubler ?
Toute l’écriture chorégraphique de Seeking Unicorns s’ancre dans une pratique d’écoute qui me met en relation avec l’environnement extérieur, les gens, mon corps, mon trouble intérieur. La demande que je me fais à moi-même, alors que je fais le voyage écrit dans la dramaturgie de l’œuvre, est de ne contrôler aucun de ces « canaux », tout en prenant soin de ne pas permettre à l’un d’entre eux de déborder et d’inonder les autres. Chercher des licornes est un exercice d’équilibre. Telle est l’origine de ce regard. Cela ne ressort ni d’un maniérisme, ni de quelque chose de recherché. Il ne s’agit aucunement de déranger. C’était plutôt une découverte, celle de la façon dont mon corps réagit à ces indications dramaturgiques, à la grille de coordonnées de cette œuvre. Ce qui arrive à l’interprète sur scène est réel, ressenti, c’est un maillage de variables qui peuvent peut-être générer, sans que cela soit intentionnel, ce type d’inversions.
Réalisez-vous beaucoup de recherches – historiques, sociologiques -, pour nourrir votre travail, ou préférez-vous partir de vos sensations et expériences personnelles ?
Tout part de l’intime mais ensuite, nécessairement, cela doit devenir collectif, sans quoi, cela ne me semblerait pas intéressant. Ma recherche, pour ce travail comme pour d’autres, n’est jamais structurée. Elle se fonde sur un réseau de personnes avec lesquelles je dialogue. Bien sûr, il y a des lectures et des études, mais je ne m’impose pas une méthode de recherche bibliographique. Un traité d’anthropologie et un roman graphique peuvent être tout aussi fondamentaux pour la recherche. En ce qui concerne les composantes et références plus explicitement académiques, j’aime demander des conseils ou dialoguer avec des personnes dont la recherche est vraiment le métier. Elles seront toujours capables de me guider, bien mieux que je ne peux le faire par moi-même. La beauté de la recherche artistique réside dans le fait de toucher des mondes et de laisser ensuite les pensées jaillir dans des directions inattendues et imprévisibles. M’enfouir dans le notionnel en tant que tel ne m’intéresse pas.
Quelle a été la genèse et le processus d’écriture de cette pièce ?
À l’origine, il y a, comme toujours, une question, ici : « Que feriez-vous si demain matin vous ouvriez votre porte, et trouviez une licorne à l’entrée ? Vous ne savez rien d’elle, vous ne savez pas d’où elle vient, ce qu’elle veut, comment elle communique, si elle est agressive ou apprivoisée. Comment vous comporteriez-vous face à une créature inconnue mais bien là, devant vous ? »
Quelle est selon vous la place qu’offre la danse contemporaine aux corps considérés comme différents ?
Il y a de fait des corps qui sont considérés comme différents, mais c’est toujours la même vieille histoire du positionnement et je n’aime pas à penser à des endroits spécifiques pour eux. Je n’ai aucun intérêt à remettre en question la norme, je ne connais rien aux statistiques et je ne vois pas pourquoi je devrais faire semblant de les comprendre lorsque je regarde des corps. Au contraire, j’aime penser que chaque corps peut traduire des formes en écoutant et en respectant sa propre motricité, sans tiraillement, sans excentricité et en respectant ses limites.
Quelle serait votre définition de la danse ?
Les définitions me semblent perdre chaque jour un peu plus de leur sens. À l’heure où les frontières entre les disciplines tremblent, comment chercher le sens d’un mot insaisissable ? Et, avec mon corps subversif, comment pourrais-je trouver dignes d’intérêt les formes fermées ? Tout ce que je peux dire, c’est que la danse concerne des corps vivants placés dans un temps et un espace précis.
En quel sens votre recherche, depuis le début de votre parcours, se fonde-t-elle sur le concept du corps politique ?
Le corps politique est un concept très large. Il est apparu au XXème siècle comme un élément central de la réflexion philosophique occidentale et, depuis lors, n’a jamais quitté le centre des débats. Dans ce vaste champ de recherche, je m’intéresse au corps tel qu’il est interprété de l’extérieur et à la manière dont chaque corps se sent ou non représenté par ces lectures. Chaque fois que nous voyons un inconnu, nous activons une imagerie, nous donnons un sens à sa forme, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je m’intéresse à ce qui se passe immédiatement après. Lorsque l’instinct et la culture nous ont donné un bagage d’idées préconçues attachées à cette forme et que nous devons décider de ce qu’il faut en faire. Est-ce qu’on garde les idées préconçues comme une réalité de départ ou est-ce qu’on les abandonne ? Et moi, un corps vu et mal interprété, que puis-je faire pour vous convaincre de laisser ces premières pensées derrière vous et d’essayer de me connaître ? Comment puis-je essayer de devenir un manifeste conscient de moi-même ?
Que représente pour vous la licorne, et qu’exprime-t-elle ici dans son cri final ?
La licorne est un être unique, rare, invisible. C’est une créature sur laquelle on fait des spéculations sans prendre le temps de lui demander « Comment allez-vous ? », « De quoi avez-vous besoin ? » Le son final, c’est un appel. Pas un cri, pas un chant, c’est la recherche d’une rencontre. L’appel, sous différentes formes, est présent dans toutes mes œuvres. Je ne m’intéresse pas à la solitude et à l’excentricité, mais aux liens qui peuvent créer de nouvelles situations et de nouveaux scénarios.
Création et interprétation Chiara Bersani. Création sonore F. De Isabella. Conseil dramaturgique Luca Poncetta, Gaia Clotilde Chernetih. Coach en mouvement Marta Ciappina. Conseil artistique : Marco D’Agostin. Costumière Elisa Orlandini. Photo Alice Brazzit.
Chiara Bersani présente Seeking Unicorns les 21 et 22 février au Carreau du Temple dans le cadre du festival Everybody.
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