Par Wilson Le Personnic
Publié le 7 janvier 2019
En remettant en jeu son écriture chorégraphique à chacune de ses pièces, en frottant son geste à celui de compositeurs hétéroclites, Alban Richard échafaude depuis une quinzaine d’année une oeuvre plurielle et riche, dont le dénominateur commun serait un rapport étroit avec des formes musicales. Sa dernière création, Fix me relève à nouveau des mêmes procédés. Le chorégraphe y examine les rouages de la puissance de la musique électronique, accompagnés de quatre danseurs et du musicien Arnaud Rebotini. Il en ressort une pièce furieuse et chauffée à blanc qui rend au corps et à sa présence toute sa puissance.
Des boucles entêtantes
Alban Richard s’évertue à explorer toujours plus profondément le spectre des genres musicaux. Chaque pièce est l’occasion pour le chorégraphe d’inventer une nouvelle écriture du corps : « C’est en se posant la question du rapport aux formes du rapport aux structures musicales qu’on peut envisager de créer des oeuvres, de travailler sur une époque ou un genre. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de développer une signature gestuelle spécifique qui se répéterait de pièce en pièce mais plutôt de devoir construire un corps spécifique à chaque rencontre avec une musique. » Avec Fix Me, il engage une recherche spécifique sur la question de la visibilité des relations de pouvoir et d’autorité, sur « l’endroit de la domination de la musique par rapport à la danse… et pour tenter de répondre justement à ces questions là, il fallait absolument travailler avec une musique qui était déjà elle-même redoutablement efficace. » Il trouve alors dans la musique techno cette énergie nécessaire.
L’écriture versatile du chorégraphe trouve son accroche dans les boucles répétitives de la musique électronique. « Le pouvoir de cette musique m’a tout de suite interpellé » déclare le chorégraphe, aussi fasciné par l’histoire du mouvement techno que par les contextes qui ont permis sa naissance. « Ce genre musical a toujours plus ou moins été censuré (…) les rassemblements qu’il provoque sont d’ailleurs encore aujourd’hui toujours regardé de travers, déconsidérés. De véritables communautés provisoires et autonomes se construisent le temps d’un weekend avant de se dissoudre d’elles-mêmes pour trouver un autre endroit où s’établir. ». Pour composer une symphonie électronique sur-mesure pour son projet, le chorégraphe a invité un maître du genre, Arnaud Rebotini. Au coeur de l’espace dévolu aux danseurs, la carrure imposante du compositeur est saisissante au plateau : entourée par une dizaine de synthétiseurs et d’instruments électroniques, il y orchestre un concert irrésistible.
De nouveaux espaces de revendication
Si la pièce paraît au premier abord beaucoup plus ouverte que ses précédentes créations, Alban Richard n’abandonne pas pour autant ses obsessions de composition. Chaque interprète porte des écouteurs qui lui permettent de s’isoler des loops de Rebotini et de recevoir directement, personnellement, une partition sonore composée de prêches d’évangélistes américaines (Tamara Bennett, Latrice Ryan, Jasmin Sculark, etc) et de chansons de hip hop féministes (Lady Leshurr, Nadia Rose, Princess Nokia, etc). Les danseurs oeuvrent alors, selon un procédé cher au chorégraphe, à la traduction gestuelle d’un vocabulaire sonore. Les corps s’épuisent pour donner à voir les discours qu’ils entendent, en reconstruisant, avec les codes propres aux mouvements, les débits de paroles, les rythmes, les inflexions de la voix. Si c’est l’aspect musical des enregistrements qui retient l’attention du chorégraphe, il déclare vouloir montrer « comment le corps harangue et exhorte. » Tout est affaire de distance. Les performeurs extraient du texte une palette d’actions, pour défaire et recoudre un discours, devenir lui même un orateur gestuel. « Nous n’avons jamais parlé de danse au cours des répétitions, mais plutôt de d’actions, de gestes, de postures, d’intention » précise le chorégraphe.
Les adresses sont directes, les regards perçant et décidés, les gestes sont bruts. Le groupe se déploie en cohorte, alors que chacun s’oublie dans une chorégraphie sibylline abrupte, dans laquelle il faut s’ériger pour réussir à capter l’attention. Des plaques de cartons manipulées par les interprètes servent ainsi de possibles promontoires à la danse, des podiums précaires qui donnent de la hauteur aux silhouettes et renforcent le caractère revendicateur de leurs postures. Ce décor mobile à l’architecture chaotique se réfère aux images des « prêcheurs de rue des années 20, qui montaient sur des caisses à savon pour proférer leurs paroles ». Ce sont des espaces de prise de position donc, où le discours se charge d’autant plus. À la fois prise de parole publique, profération et acte de résistance physique, l’écriture du mouvement finit par exciter l’imaginaire lorsque une dizaine de drapeaux noirs est brandie parmi les fumées et mise en branle par de grands ventilateurs. Le décor prend alors des airs de pseudo ruines, entre monument et barricades.
La pulsation du collectif
Par ailleurs, au delà de cette volonté d’inscrire formellement des corps dans une lutte pour la visibilité, Alban Richard revendique le caractère engagé et l’intention revendicatrice de la pièce : « Fix me développe une réflexion sur les façons de s’associer, de prendre le pouvoir… Par quels stratagèmes pouvons-nous remplir le monde de notre présence, comment prendre sa place et se rendre visible ? » Le chorégraphe a relevé, dans les textes de chansons d’artistes femmes de hip-hop ce désir de reconnaissance, cette lutte pour exister. « En analysant ces textes et en regardant leurs vidéos-clip, on peut y déceler des revendications proches des idées intersectionnelles afro-féministes, selon lesquelles il s’agit de répondre à une invisibilisation de la part de la société patriarcale blanche en asseyant son existence de façon individuelle et collective, en trouvant des stratégies pour attirer les regards, affirmer son droit de cité et sa légitimité. »
Alban Richard construit une passerelle entre l’énergie des prêches évangélistes et l’ébullition des rave parties. Ce qui embraye l’écriture chorégraphique n’a pourtant, à première vue, rien à voir avec la culture techno. Alban Richard y voit pourtant un parallèle dans l’évidence des effets du social sur les corps : « Dans les deux cas, chacun fait l’expérience de la communauté, d’un moment pour changer d’état de conscience, d’états de corps : on est traversé par des spasmes, des larmes… La pulsation collective autorise et guide une transformation des corps et de leurs gestes. »
Vu à l’Espace des arts, scène nationale, Chalon-sur-Saône, dans le cadre du Festival Instances. Conception, chorégraphie Alban Richard. Musique originale et interprétation live Arnaud Rebotini. Créé et interprété par Aina Alegre, Mélanie Cholet, Max Fossati, Asha Thomas. Lumière Jan Fedinger. Son Vanessa Court. Costumes Fanny Brouste. Photo © Agathe Poupeney.
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