Propos recueillis par Marc Blanchet
Publié le 4 juin 2023
Qu’il signifie « dans le sillon » ou « swing », le mot groove témoigne de la primauté de la musique pour inviter à la danse. Impulsions et mouvements se conjuguent aux sensations et au besoin de s’abandonner au rythme. Le solo g r oo v e de Soa Ratsifandrihana, sa première pièce, joue ainsi entre appréhension de l’espace et énergie physique. Avec une sensualité progressive, la danseuse et chorégraphe révèle le groove comme le dénominateur commun de nos désirs de danser. Dans cet entretien, Soa Ratsifandrihana aborde les enjeux de sa démarche artistique et revient sur le processus de création de g r oo v e.
Par son titre, g r oo v e témoigne du lien entre la musique et le mouvement. Comment ce terme s’est-il imposé pour votre première création ?
Si je me suis mise à danser, c’est bien grâce à la musique. J’ai appris au cours de ma formation en danse contemporaine à danser en silence, à créer des concepts, à m’inquiéter de questions dramaturgiques… Lorsque j’ai commencé à imaginer cette pièce, j’avais envie de revenir à la source et de me remettre à danser avec honnêteté. Je souhaitais revenir à l’essentiel : la danse. En choisissant ce titre, je signais un contrat avec l’enfant que j’étais, peu importe les moyens pour y arriver, je dois chercher ce plaisir, cette simplicité que convoque le groove d’une musique et l’honorer avec ce que je suis et ce que j’ai aujourd’hui. Croyez-moi, ce n’était pas simple de désapprendre et d’aller à l’essentiel, les obstacles qu’on se crée sont nombreux ! Heureusement, j’ai eu le plaisir de partager ce désir avec deux compositeurs, Sylvain Darrifourcq et Alban Murenzi qui ont réalisé une bande son sur-mesure et bien entraînante.
Comment avez-vous imaginé les mises en conditions de cette danse ?
Le groove d’une musique, du moins la perception que j’en ai, sublime le passage du temps. Quand nos têtes se mettent à bouger au son d’une musique, nous rentrons ensemble dans une temporalité commune. Lorsque nous entrons dans une salle de spectacle, nous sommes dans des énergies diverses, celles des spectateur·ices comme la mienne. Avant que la musique ne commence, j’avais envie que nous nous mettions dans une même temporalité et une qualité d’écoute, d’où le parti pris d’une «ouverture» en grande lenteur et en silence. Le dispositif quadrifrontal du plateau rassemble les énergies en douceur avant que les premiers beats ne se fassent entendre…
Vous produisez ces images, ces postures, au rythme d’une musique qui prend lentement forme…
La musique appelle à notre sens de l’écoute. La danse, dans un contexte de spectacle, fait appel au regard des spectateur·ices. Dans cette conscience, en silence, je prends le temps de montrer et dérouler des postures qui ont un sens pour moi et que j’appelle «ma collection de désirs». En présentant ces successions de figures au public et en les répétant, j’en fais des repères visuels. Au départ, je les incarne une à une lentement dans un mouvement linéaire et continu comme une violoniste passerait d’une note à une autre dans un même geste sans s’arrêter. Une fois qu’elles sont assimilées et reconnues, en les répétant, je commence à ponctuer, à effectuer des saccades entre elles, des variations de rythmes, etc. Je change la manière de les lier les unes aux autres, créant une musique silencieuse, qui rentre progressivement en dialogue avec une première musique d’esprit glitch.
Gagnant en rythme, vitesse et émotion, votre danse s’accorde ensuite à une musique plus mélodique. Comment avez-vous imaginé cette évolution ?
Musicalement, la pièce a deux visages, celui de Sylvain Darrifourcq qui a réalisé la première partie glitch et celui d’Alban Murenzi, beatmaker, qui vient du mouvement hip-hop et qui a produit la deuxième partie. Au niveau de la danse, c’est plus flottant car je navigue entre différentes danses que mon corps a pu traverser dans différents âges et espaces. Je cite et transforme des danses comme l’afindrafindrao de Madagascar, le Madison afro-américain, de la danse post-moderne, des danses présentes dans le film Mother de Bong Joon Ho ou la série Sex Education, etc. Ces danses sociales, de célébration, de scène, etc, aux géographies différentes et aux fonctions différentes se retrouvent ici cousues ensemble.
Comment équilibrez-vous dans une même chorégraphie toutes ces références, aussi bien personnelles que collectives ?
C’est un enjeu d’écriture mais surtout de lâcher-prise. Lors des premiers jours en studio, j’ai énormément improvisé. L’improvisation m’a permis de me défaire de mes propres préjugés et artifices qui m’empêchent de m’amuser. En dansant seule et sans but, j’ai pu réconcilier l’esprit de ces danses de fêtes de famille avec celui des danses de scène, « contemporaines » et sophistiquées. Le tout est de les tisser ensemble avec agilité et malice et de trouver leur point de rencontre. Et l’écriture permet de formaliser cette rencontre et d’attribuer une place honorable à ces danses incarnées qui n’ont rien à envier à celles qu’on jugerait plus savantes… En réalité, le corps ne se soucie pas de quelle danse il exécute, c’est plutôt le cerveau qui crée ces distinctions et séparations. À partir de là, quand l’écriture des enchaînements est posée, je me libère de la forme, je danse et je me laisse guider par mes intuitions. Car, ce que je recherche dans le fond, c’est la sensation, rien que la sensation !
La chorégraphie semble évoluer entre maîtrise et abandon. Quelles libertés prenez-vous dans son interprétation ?
L’ écriture de la pièce n’est qu’un prétexte à danser ! Avec g r oo v e, je voulais partager, avec le public, ce plaisir fugace qui se vit lorsqu’on s’adonne à la danse généreusement. La recherche de groove nécessite un abandon qui suppose de se laisser porter par la musique, le mouvement, le rebondi. Mais pour qu’il y ait cet abandon, la chorégraphie se doit d’être suffisamment précise et maîtrisée pour ne pas avoir à se poser de questions durant la performance. Etant donné que le parcours de la pièce est clairement jalonné, la marge d’improvisation à l’intérieur de cette structure est pour moi immense. La chorégraphie est écrite mais je garde une liberté sur l’exécution de chaque mouvement : sa texture, sa durée, sa couleur, son amplitude, etc. Ainsi, la pièce devient un récit de sensations qui connaît d’inévitables variations à chaque représentation car je n’arrive jamais sur scène avec la même énergie et celle que je perçois dans le public est à chaque fois différente.
Chorégraphie, interprétation Soa Ratsifandrihana. Musique Alban Murenzi et Sylvain Darrifourcq. Lumière Marie-Christine Soma. Costume Coco Petitpierre. Photo © Lara Gasparotto.
g r oo v e est présenté le 9 juin au Festival La Maison Danse Uzès
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