Par Nicolas Garnier
Publié le 31 janvier 2022
L’une des hantises contemporaines, dont il est encore trop tôt pour dire si elle se réalisera ou si elle restera de l’ordre du fantasme, est le remplacement des activités humaines par des machines spécialisées capable d’effectuer toutes ses tâches plus rapidement et plus efficacement. Que ce passerait-il alors si dans un tel futur hypothétique, un robot venait à remplacer une pharmacienne pour dispenser à son tour diverses substances chimiques à ses clients humains. C’est cette expérience dystopique que propose d’expérimenter l’artiste Dries Verhoeven dans sa performance Happiness, interprétée par un robot humanoïde et jouée dans l’espace public, au sein d’une officine factice.
Dries Verhoeven est habitué, pour ses installations dans l’espace public, à jouer avec le format des vitrines et autre présentoirs vitrés comme dispositifs scénographiques de mise en évidence des corps vivants à la fois provocants et protecteurs, qui relie l’espace privé à l’espace public, l’intime au politique. Le dispositif de Happiness reprend ce modèle tout en l’insérant dans un bunker en béton sans autre ornement qu’une enseigne de pharmacie étrangement blanche. Ce cube est disposé au milieu d’une place de la ville et son entrée reste ouverte aux potentiels badauds suffisamment curieux pour s’y aventurer.
En entrant à l’intérieur du blockhaus, le spectateur se retrouve alors face à un comptoir protégé par une vitre derrière laquelle se dresse une machine humanoïde inerte, baignée dans une lumière zénithale blanchâtre. L’illusion ne dure pas longtemps : la mécanique du robot est laissée à l’air libre, dévoilant ainsi le câblage innervant son organisme synthétique. Seuls une plaque au relief suggestif par-dessus sa cage thoracique et un masque de silicone sur son visage lui confèrent des traits féminin et asiatique, quoique largement stéréotypés. Derrière la pharmacienne animatronique aux gants blancs, se trouve une réserve de « médicaments ». Si de prime abord le rayonnage rappelle celui d’officines plus traditionnelles, rapidement certains produits mis en avant sèment le trouble. Des boîtes de médicaments tout ce qu’il y a de plus banals voisinent avec de la poudre blanche, des boulettes terreuses dans des sachets plastiques, des capsules métalliques ou encore des champignons séchés. Le mystère sur la nature de ces produits va rapidement être levé par notre hôtesse.
Alors que la machine s’anime, une trappe située dans le comptoir s’ouvre doucement et dévoile une première boîte. À travers un haut-parleur une voix féminine nous présente le produit, sa posologie et ses effets. Il s’agit d’une boîte d’Oxy-Contin, un opioïde anti-douleur vendu par la société américaine Purdue Pharma devenu tristement célèbre depuis une dizaine d’années pour ses effets délétères sur les usagers devenus accros. La voix ne développe pas sur cette polémique mais se contente de détailler avec précision les usages et les effets de ces pilules avant de passer au médicament suivant. Ce petit manège sera répété pendant la trentaine de minutes que dure la performance, le robot nous faisant l’article de vente de son inventaire plus ou moins licite. Les produits présentés alternent entre des médicaments tout à fait légaux pouvant être obtenus sur ordonnance et des produits stupéfiants interdits à la vente. La vendeuse ne s’intéresse pourtant pas tant à la légalité de ces substances qu’à leurs effets concrets, en l’occurrence le fait qu’elles procurent toutes un certain réconfort chimique, voire une forme de paradis artificiel hautement addictif.
Toujours sur le même ton neutre, la pharmacienne synthétique décrit avec précision et moult détails la manière dont les composés chimiques contenus dans ces drogues s’insinue dans le corps humain pour modifier sa chimie et perturber ses perceptions. Cette litanie de descriptions, la répétition mécanique de cette voix glacée et ce regard vitreux produisent un troublant vertige, alliant une forme d’intimité, nourrie par une empathie avec les états psychiques décrits, à une profonde distance, un abyme représenté par notre interlocutrice robotique totalement désincarnée.
Les descriptions rappellent les besoins bien trop humains qui sont à l’origine de la prise de ces substances psychoactives : la recherche d’une diversion ou d’une protection pour pallier à une profonde vulnérabilité, qu’elle soit physique ou psychique. Cette faiblesse est comme renforcée par le contraste avec la machine qui déclame son argumentaire sans ciller ou presque. Dans son impassibilité, la machine se fait le miroir d’angoisses qu’elle ne peut de toutes façons pas comprendre en dépit de la connaissance exhaustive de son argumentaire. L’image ainsi reflétée présente un portrait chancelant, fragile, de la condition qui est la nôtre. La neutralité de la machine pourrait ainsi faire écho au cynisme avec lequel les fabricants de ces différentes drogues, les grands groupes pharmaceutiques comme les dealers en tout genre, entendent apporter une solution au désarroi de leurs congénères en profitant au passage de leur faiblesse et de leur addiction, comme le rappelle douloureusement la crise des opioïdes aux États-Unis.
Mais cette neutralité clinique permet aussi et surtout d’échapper aux jugements polarisés entourant habituellement le sujet de la prise de stupéfiants. Cette parole professionnelle qui s’adresse frontalement au spectateur pose avec aplomb la question de l’usage de substances psychoactives, une pratique paradoxalement omniprésente dans les sphères privées comme publiques mais passée sous silence par gêne ou par préjugé. Cet aspect social de la performance est renforcée par son emplacement géographique. La pharmacie de fortune est toujours installée dans des espaces publics délibérément choisis pour la diversité de la population qui les fréquentent et les investissent.
D’un abord discret, dissimulé dans un blockhaus anonyme au milieu du tissu urbain, Happiness n’en offre pas moins une expérience marquante, un face à face puissant et dépouillé qui confronte le spectateur avec l’un des tabous de la société. Dans ce dispensaire public de fortune, la juridiction de la loi est temporairement suspendue pour explorer un pendant sombre mais important de l’expérience humaine. Ainsi, la performance se construit contre sa promesse spectaculaire initiale de nous confronter à un robot humanoïde, et nous confronte au contraire à nous-mêmes, dans toute notre fragilité et notre ambiguïté proprement humaine. Une expérience troublante qui reste en tête longtemps après avoir pris congé de notre hôtesse synthétique.
Happiness, vu dans le cadre de l’événement Paranoid androids, des robots et des hommes, temps fort du Maillon, pôle européen de création. Conception Dries Verhoeven. Dramaturgie Hella Godee. Marionnettes digitales Stefano Trambusti. Son Jimi Zoet. Costumes Saskia Schoenmaker. Photo Willem Popelier.
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