Par Emma Bathilde
Publié le 16 janvier 2020
Collaboration réussie pour le marionnettiste Renaud Herbin qui s’accompagne dans At the still point of the turning world de la danseuse et chorégraphe Julie Nioche, de la musicienne et compositrice Sir Alice et du marionnettiste Aïto Sanz Juanes. Dans cette pièce, à l’instar des écrits du poète T. S. Eliot Four Quartets (dont la pièce tire son titre), les quatre artistes donnent subtilement vie à un cinquième élément: le dispositif filaire. Aucune magie, la technique est à vue, on voit les ficelles du métier.
Il n’est rien d’étonnant pour deux artistes comme Herbin et Nioche de se rencontrer dans un projet comme celui-ci. Les marionnettes de Herbin, afin qu’elles reproduisent au mieux les mouvements du corps, ont nécessairement fait l’objet de recherches poussées sur l’anatomie humaine. Il suffit de voir le duo avec sa figurine dans La vie des formes (avec Célia Houdart, 2016) pour qu’apparaisse à nos yeux la précise fabrication de cette marionnette : le poids des membres, la souplesse des articulations, la mobilité ou les résistances similaires à celles d’un corps humain. Pour la chorégraphe, également ostéopathe, la compréhension des mécanismes internes – qu’ils soient physiques ou psychiques – est un support créatif essentiel. Cette association ravive dans nos mémoires sa pièce Nos solitudes créée en 2010. Les affinités avec At the still point of the turning world sont non seulement visuelles mais intentionnelles. On retrouve de part et d’autre la question du corps contraint et suspendu, la question du poids, ou celle de la quête d’équilibre entre un objet (ou dispositif) et ses répercussions sur le corps.
Au centre du plateau est installée une structure rectangulaire à laquelle sont suspendus par de longs fils presque transparents, des centaines de petits sacs en toile beige. Comme des petits lests, ils forment, assemblés, un grand rectangle dense et opaque à 30cm du sol. La totalité de la construction est maîtrisée par Renaud Herbin et Aïto Sanz Juanes. A l’aide de grands câbles, reliés à jardin et à hauteurs d’homme, les deux artistes, en gracieuse synchronisation, tirent ou lâchent les câbles afin de modifier l’apparence du dispositif. Ils réagencent ainsi, selon la hauteur des sacs, l’espace scénique en toute fluidité. Les sacs, petits objets espiègles, se jouent parfois des consignes et conservent une certaine liberté de mouvement en fonction de l’élan. Au fur et à mesure de la pièce, ils feront naître dans notre imaginaire différentes impressions de matières : des grandes eaux agitées aux vagues tempétueuses, des champs de blés caressés par le vent, ou encore un plafond de roche caverneux. Seule au milieu de ce dispositif, Julie Nioche composera avec tous ces paysages au moyen d’une danse agile et puissante.
Dans le silence et la lumière frontale, la pièce commence avec Renaud Herbin actionnant sa marionnette. Petit être décharné et lunaire, ce personnage sera comme un double de la danseuse, tous deux maintenus en tension par la présence des fils. Portée par les chants anglo-saxons presque incantatoires de Sir Alice, les nappes et les sons de cloches, les sonorités électroniques ou traditionnelles, la pièce nous invite à une exploration spirituelle et physique des éléments et du temps. La danseuse parcourt différents états de corps au fur et à mesure que changent les lumières – tantôt rasantes, tantôt latérales formant des ombres portées, tantôt frontales provocant des contre-jours – et les tableaux évoqués par ces dernières. Elle danse avec et contre le dispositif. Elle le convoque, le provoque, une relation naît entre la structure et la danseuse, entre l’animé et l’inanimé, entre le corps et l’objet. Farouches, aucun des deux ne semblent vouloir se laisser apprivoiser. Chacun désire le pouvoir sur l’autre ou sur lui-même afin d’exister. C’est un combat pour la danseuse, petit corps puissant face à l’ingénieuse structure et à l’immensité des images proposées par celle-ci. Elle se démène dans les vagues, prend l’eau, refait surface, se noie parfois sous les yeux des deux marionnettistes qui ressemblent alors à deux marins pris dans la tempête. Ils tirent et ils lâchent, ils tirent et relâchent. C’est une danse contre les éléments, c’est une course contre la montre pour la danseuse en quête de liberté.
Les esprits s’apaisent après plusieurs minutes de force et de combat. Les sacs, dans leurs derniers mouvements assagis, dessinent une écume qui persiste. Le temps n’est plus à l’acharnement, les corps sont fatigués. Les tableaux changent encore et, finalement, surviennent les derniers soubresauts de la danseuse qui semble toujours tenue par des fils imaginaires. Épuisée par la confrontation et le conflit, la danseuse consent à l’altérité contraignante de son environnement. C’est dans cette acceptation que la tension se relâche parfaitement. La structure se déploie pour ériger un plafond voûté et protecteur. Dans ce calme retrouvé, la marionnette réapparaît, manipulée avec douceur par Renaud Herbin. Le trio entre progressivement dans une danse contact où l’objet et le vivant peuvent enfin se toucher, se rencontrer.
Dans une cohérente continuité à l’ensemble de son travail, Herbin questionne dans At the still point of the turning world la relation de l’objet au vivant. La collaboration avec Julie Nioche met en jeu des questions communes et leur discipline respective afin de servir cette analogie. Le dispositif inventé par Herbin, loin de figer la pièce dans un spectacle de marionnettiste, met en exergue la délicate frontière entre l’animé et l’inanimé. De cette dualité tenue naît une pièce où la contrainte n’est plus seulement un obstacle à franchir mais une source de force et de vie, un mouvement vers la liberté, enfin, un rite tumultueux pour atteindre une quiétude salvatrice. La contrainte, qu’elle soit pour Renaud Herbin de manipuler une structure lourde en parfaite coordination avec la danseuse, ou pour Julie Nioche d’en faire sa partenaire – et non son adversaire, est un enjeu technique fastidieux mais pertinent. Le dépassement de soi par la contrainte, pour ces deux artistes s’intéressant au corps, est toujours une manœuvre d’amélioration. Ici, cette démarche vient soutenir la narration. Sortez la grande voile, contre vents et marées, il est bon d’amarrer.
Vu au Lieu Unique à Nantes dans le cadre du Festival Trajectoires. Conception Renaud Herbin, en collaboration avec Julie Nioche, Sir Alice et Aïtor Sanz Juanes. Espace Matthias Baudry. Marionnette Paulo Duarte avec l’aide de Juliette Desproges. Lumières Fanny Bruschi. Construction Christian Rachner. Photo © Benoît Schupp.
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