Par Alice Gervais-Ragu
Publié le 17 décembre 2020
Dernier projet de la compagnie L’octogonale, Ecdysis invite à une réflexion sensible sur la transformation d’un corps vers un autre genre, et plus largement sur les questions de limites et de frontières – et des passages à inventer qu’elles sous-tendent -, souvent centrales dans le travail du chorégraphe Jérôme Brabant. Une démarche artistique qui résonne aussi avec une actualité philosophique, et qui n’est pas sans poser quelques interrogations par rapport au contexte culturel et idéologique dans lequel elle surgit.
En exergue, et parce qu’il semble se faire l’écho de la pièce de Jérôme Brabant, cet extrait de la préface écrite par Virginie Despentes pour Un appartement sur Uranus (Paul B. Preciado, Éditions Grasset et Fasquelle, 2019) : Et c’est, bien sûr, l’histoire de ta transition – de tes transitions. Cette histoire centrale non pas du passage d’un point à un autre, mais de l’errance et de l’entre-deux comme lieu de vie. Une transformation constante, sans identité fixe, sans activité fixe, ni adresse, ni pays.
Peu de jours avant la représentation d’Ecdysis au Manège de Reims s’est tenu au Centre Pompidou le séminaire du philosophe queer Paul B. Preciado (Une nouvelle histoire de la sexualité, 15-19 octobre 2020), où s’est notamment pressée une grande partie de l’intelligentsia chorégraphique parisienne. Les provinciaux et les moins chanceux ont pu suivre le séminaire en direct par le biais des réseaux sociaux, lesquels, à cette occasion, ont été à la fois le relais et le miroir d’un intérêt certain pour les questions liées au processus de transition.
Dans un contexte où cette question du processus de transition d’un genre vers un autre (F to M ou M to F) est de plus en plus théorisée, et largement médiatisée dans les milieux en danse, la pièce Ecdysis, dernier projet du chorégraphe Jérôme Brabant, suggère alors, avant même d’être vue, une zone d’imaginaire presque conventionnelle. Le terme éponyme Ecdysis signifie en effet l’exuvie, ou la mue des arthropodes : titre choisi en écho à la rencontre entre Jérôme Brabant et une femme transgenre ayant fait sa transition à l’âge de 50 ans, une rencontre à l’origine de la création de la pièce. La question n’est pas tant à chercher du côté des intérêts portés par l’intelligentsia parisienne, mais plutôt là où se situe la position de l’artiste dans un contexte où menacent de manquer à la fois le dissensus – au sens ranciérien du terme, c’est-à-dire non pas tant lié à une dispute philosophique, mais désignant plutôt des modes d’intervention quant à la configuration du monde, et, de fait, instituant de nouveaux types de rapports avec celle-ci – et le divers. En effet, quand un contexte semble tout d’un coup si porteur, il peut être aussi traître pour l’artiste, qui se voit alors forcé à une certaine exigence dans l’affirmation de son point de vue, comme dans les perspectives d’imaginaires qu’elle construit. Or, ce contexte indique que la marge, qui a toujours si bien su contribuer à la fabrique des arts, se déplace pour commencer à occuper le centre. Par un effet de glissement relatif, les créations s’appuyant sur cette nouvelle centralité sont en risque de perdre leur edge. Jérôme Brabant n’est certes pas responsable de ce contexte, mais il fait un peu souffrir, par surcharge dans l’effet d’annonce, la perception a priori de sa pièce, par ailleurs non dénuée d’intérêt.
A partir de ces considérations, il est intéressant de voir comment peuvent cohabiter des tensions entre un contexte socio-médiatique-culturel donné et une esthétique de la mue. Derrière sa batterie posée à même le plateau, c’est le musicien Anthony Laguerre qui le premier lance le spectacle, en s’engageant d’emblée dans un rythme incandescent qui va durer 50 minutes. L’occupation spatiale est progressivement complétée par l’arrivée du chanteur Jérôme Marin, du danseur-chorégraphe Jérôme Brabant et des danseuses Maud Pizon et Elodie Sicard. Très vite, des marches structurées au cordeau, portées par les quatre interprètes tout en verticalité, affirment un système d’organisation qui paraît à la fois immuable et complexe.
Si la pièce porte en elle différents degrés de bouleversement – à l’échelle d’un corps de transition, à l’échelle d’un monde en pleine mutation -, l’architecture labyrinthique composée par les multiples trajectoires des corps, où vient s’entrelacer le chant halluciné de Jérôme Marin, s’attache aussi à en révéler une dimension cérémonielle. Comme si le chaos occasionné par le parcours de transition appelait en même temps la nécessité d’un ordre : ainsi, ces marches géométriques qui habitent toute la première partie de la pièce, structurées en de multiples déclinaisons, inspirent autant la rectilignité d’un corps normé ante transition, que l’idée d’un nettoyage en grand par le principe même de la répétition, qu’enfin une procession à visée initiatique.
Cette tridimensionnalité symbolique du geste, dans les perspectives d’imaginaires qu’elle sous-tend, peut alors se lire comme une partition de la métamorphose. Celle-ci semble d’ailleurs déborder les seules questions de transition d’un genre vers un autre, pour se risquer à une dimension transformatoire plus universelle : de quelles manières sommes-nous amenés à prendre des formes différentes, tout au long de notre vie ? Et comment ne pas y voir aussi une métaphore de la puissance altérative d’un monde en pleine mutation ? L’architecture d’abord presque glacée des marches se laisse progressivement gagner par une énergie résolument incantatoire, pas loin parfois d’évoquer des simulacres sacrificiels, comme pour mieux souligner le nécessaire dépôt d’armes d’un monde en fin de course.
De ces corps-mondes exposés en leurs crises – à entendre doublement selon l’étymologie grecque crisis, à la fois chaos et jugement, symptôme et résolution du symptôme -, sourdent bientôt des chairs rendues à leur sauvagerie, s’invitant sans retenue à célébrer leurs poétiques inédites… Cette fête furieuse des corps – désormais affranchis de l’injonction de verticalité du début – convoque aussi en son sein l’étonnement vécu de ces corps-là, de se découvrir soudainement délirés – au sens de l’étymologie latine delirare, qui veut dire « s’écarter du sillon » -, qui résonne sensiblement avec d’autres métamorphoses devenues archétypales : « Peut-être ne vous en êtes-vous pas encore aperçue, dit Alice. Mais quand vous deviendrez chrysalide, car c’est ce qui vous arrivera, sachez-le bien, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous sentirez un peu drôle, qu’en dites-vous ? » (Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, traduction d’Henri Bué, Londres, Macmillan, 1869).
Conception et chorégraphie, Jérôme Brabant. Danse, Maud Pizon, Elodie Sicard, Jérôme Brabant. Chant et danse, Jérôme Marin. Création et interprétation musicale, Anthony Laguerre. Création lumière, Françoise Michel. Scénographie, Laurent Eisler et Jérôme Brabant. Costumes, Augustin Rolland. Photo © Alain Julien.
Depuis le 28 octobre dernier, les théâtres ont à nouveau fermé leurs portes jusqu’à nouvel ordre. La première d’Ecdysis aurait dû avoir lieu le 3 novembre 2020 au Manège à Reims.
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