Par Claire Astier
Publié le 11 février 2019
Nombreuses sont les raisons qui ont amené des metteurs en scène et chorégraphes à s’associer à la parole de personnes exilées ces dernières années. Le recours à la perspective migratoire pour analyser les rapports sociaux, économiques et culturels s’est généralisé depuis 2015 et est devenu l’un des ressorts dramaturgiques du théâtre documentaire ou participatif. Cette tendance est liée à la volonté de ménager un canal pour faciliter l’accès à la prise de parole publique de ceux qui en sont éloignés et elle est encouragée par les subsides financiers qui, en France, valorisent la participation des « publics éloignés de l’art » selon le jargon institutionnel… Ils peuvent être des demandeurs ou demandeuses d’asile, sans-papiers, exilées volontaires, ou encore exilées forcées lorsque leurs vies sont en danger. La nature du lien ainsi créé entre public, performers, metteur en scène varie selon le temps alloué à l’écoute et à la transcription de cette parole, la propension du ou de la metteur en scène à accepter de mettre en jeu sa part auteuriale et enfin aux conditions de production de la pièce. Qu’il soit économique ou géographique, le contexte de production ne permet pas nécessairement aux personnes recrutées d’accompagner toutes les étapes de la création de la pièce. All Inclusive questionne et critique ces rapports parfois très glissants entre champ artistique et dénonciation politique.
Bienvenue à ESCAPE, lieu d’exposition pour l’art contemporain et la performance qui constitue le décor d’All Inclusive, un spectacle créé par le plasticien et metteur en scène d’origine allemande Julien Hetzel. Tout comme dans sa précédente pièce The Automated Sniper, Julian Hetzel met les spectateurs face à la violence dans sa plus grande quotidienneté. Ici, les oeuvres d’art contemporain se succèdent sur le plateau, telles les salles de l’exposition du centre d’art ESCAPE, et font émerger le « statement » du curateur : l’esthétisation à outrance d’images provenant de pays en guerres nécessite de « libérer » ces images, par exemple par des « actes ludiques de profanation » en s’interrogeant sur « le potentiel créatif de la destruction » et la dimension esthétique de la violence.
Les travaux plastiques ou performatifs qui composent cette exposition font usage des images issues des nombreuses zones de conflits largement médiatisées en Europe et de la souffrance de ceux qui y sont représentés. Comme nous l’explique la guide du musée, en les transformant en œuvres sous prétexte de dénoncer leurs utilisations à des fins purement esthétiques, puis en les plaçant pour les besoins de la dramaturgie au cœur du système de valorisation symbolique et marchande qu’est l’art contemporain, Julian Hetzel (puisque ce sont ses œuvres dont la pièce fait usage), accroît leurs valeurs marchandes au profit des artistes, galeristes, investisseurs. Le propos mi-figue par son cynisme, mi-raisin par le réalisme de la description des mécanismes du secteur marchand de l’art contemporain fait sourire dans le public car il déconstruit assez frontalement l’un des poncifs du milieu artistique : la difficile conciliation entre le désir de défendre un art politique et les logiques marchandes à travers lesquelles il est possible de le faire, logiques qui réduisent à néant la portée idéologique de la démarche. La maîtrise des codes et l’intelligence de leurs mises en tension amène la question esthétique dans le champ dialectique.
Mais cette mise à distance critique des formats de l’art se fige lorsque Julian Hetzel la prend au pied de la lettre et la mène à son terme : tout à coup quatre spectateurs s’extraient du public et entrent sur le plateau. Ils deviennent les « visiteurs » de l’exposition. Au ton qu’emploie la guide pour leur faire la visite, on reconnaît les tics de langage qui sont généralement adressés à ceux qu’on nomme dans le jargon, le public « empêché » : celui à qui l’on demande « d’où il vient » et s’il est déjà rentré dans un musée auparavant. Considéré comme très éloigné du monde de l’art, le public « empêché » est devenu une catégorie signifiante au sein de l’économie culturelle, depuis que des fonds publics sont directement fléchés auprès d’associations ou de centres d’art pour qu’ils fassent son éducation. Dans la plupart des cas, sous le terme d’éducation artistique, il est en réalité question d’inscrire l’Histoire occidentale de l’art au sein du vécu subjectif de spectateur.
Les attitudes et le jeu hésitant de ces quatre visiteurs laissent assez vite entendre que les rôles qu’ils endossent sur le plateau et les histoires de migrations et de réfugiés politiques qu’ils énoncent sont effectivement les leurs. Ensuite, en réponse à leurs questions, la guide précise que : « oui, en effet cette œuvre a été réalisée avec de vrais gravats issues d’explosions en Syrie ». Il n’y a alors plus de doute sur la situation : le public contemple des réfugiés politiques qui contemplent eux-mêmes des œuvres faites des débris d’explosions, celles-là même qui les ont amenés à quitter leurs pays.
Cela se forme sous nos yeux, au coeur même de la pièce dont cette situation devient le principal ressort dramaturgique : ces « visiteurs » ont été choisis ici à Marseille par le biais d’une association culturelle travaillant avec des primo-arrivants. Il leur a été proposé de figurer leurs propres rôles dans la pièce de Julian Hetzel. Ainsi ce qui est « joué » sur le plateau est simplement une variante de la réalité de la production de ce spectacle. De théorique, le paradoxe devient concret, humain et matériel. Il s’échappe de la scène et de son pacte fictionnel et tacite, pour devenir une réalité économique, sociale et une question éthique.
L’ambiguïté de la dénonciation qu’énonce Julian Hetzel repose ici sur l’absence de frontière entre le pacte fictionnel et la production de le pièce puisque l’artiste utilise comme modalité de travail ce qu’il entend remettre en question. Comme une métaphore de cet entrelas, le spectacle ne se termine pas, le public est simplement invité à « sortir de l’exposition » en empruntant le chemin de la boutique du centre d’art. Effectivement nous sortons par le plateau dont le décor a changé : photobooth, vente des œuvres utilisées pour le spectacle, verres de champagne offerts.
Cette oeuvre a généré beaucoup de discussions, ici à Marseille, entre les spectateurs, mais aussi parmi les différents protagonistes de la production de la pièce : la personne qui, au sein du festival, a été chargée de mettre en contact l’équipe de production hollandaise de Julien Hetzel avec une association locale, les bénévoles de cette association appelées à la dernière minute et désireux/ses de donner cette opportunité à des personnes exilées, qui n’ont aucun revenu, les membres de la production hollandaise de Julian Hetzel, l’artiste lui-même ou encore une critique d’art. Les questions qui se sont posées ont été les suivantes : les personnes participant à la pièce ont-elle bénéficié du même salaire que les autres performers, comment les intégrer à un système économique alors même qu’elles ont l’interdiction de travailler (ce qui est le cas des sans-papiers et des demandeurs d’asile), se sentent-elles concernées par le propos défendu dans la pièce, la pièce ne met-elle pas en scène un autre type de violence par l’intermédiaire du dispositif choisi, quelle est la place de l’individu lorsqu’une partition scénique est écrite dans le but d’être activée par une catégorie spécifique de personnes ?
La nature du contrat de travail, ici, n’est pas très claire : engage-t-on des citoyens ou des performers ? Si ce sont des performers, pourquoi alors faut-il que leurs rôles coïncident avec leurs vies ? Si ce sont des citoyens, pourquoi alors ne pas écrire leurs propres partitions avec eux afin d’être au plus près de ce qu’ils ont à dire ? Quelques jours plus tard je retrouve trois des participants à la « permanence hébergement » d’un collectif qui vient en aide aux personnes exilées. Bafode, Daouda et Karamoucoba se sont adressés à lui car ils n’ont plus d’endroit où dormir. À cette occasion nous reparlons de la pièce et du rapport qu’ils entretiennent avec le récit ; sans pour autant la critiquer, ils soulignent l’ambiguïté qu’il y a à jouer selon les indications du metteur en scène, tout en revivant sur scène des évènements réellement subis tels par exemple que la traversée de la Lybie. Mais les trois hommes valorisent le fait de n’avoir pas eu à utiliser leurs propres récits de ces évènements médiatisés, de ne pas avoir eu à raconter l’histoire telle qu’eux l’ont vécue. L’autonomie de l’art et la liberté artistique peuvent-elle se passer d’empathie ?
Vu à la Friche la Belle de Mai, dans le cadre du festival Actoral. Conception et mise en scène Julian Hetzel. Dramaturgie Miguel Angel Melgares. Conseil artistique Sodja Lotker. Photo Helena Verheye.
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