Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 18 juin 2023
Créé au Japon en 2019, At The Core célèbre les interactions entre les cultures japonaise et européenne à travers la rencontre du Quatuor Arditti – qui est aujourd’hui considéré comme l’une des formations les plus prestigieuse de la musique contemporaine – et le danseur et chorégraphe japonais Kenta Kojiri, artiste à la carrière internationale, reconnu pour avoir travaillé avec de grands grands noms de la danse contemporaine. Dans cet entretien Kenta Kojiri partage les rouages de sa recherche chorégraphique, revient sur son rapport à la musique et sa collaboration avec le Quatuor Arditti.
Vous développez votre propre travail depuis de nombreuses années. Pourriez-vous partager les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche ?
Je travaille comme danseur depuis plus de vingt-ans. Depuis mon solo Study for self/portrait en 2017 je m’intéresse à la mémoire physique, aux traces et aux indices que j’ai gardé de mes expériences en tant que danseur. J’ai commencé le ballet classique très jeune, mon corps et mes gestes se sont donc forgés avec cette pratique. J’ai longtemps essayé de passer outre cette éducation mais aujourd’hui j’ai accepté cet héritage et son importance. Ces dernières années, avec mes projets, j’ai essayé de réveiller ces souvenirs, notamment avec des artistes sonores pour venir stimuler physiquement et sensoriellement cette mémoire du corps. Je souhaite créer des espaces de réminiscence, créer des conditions pour éveiller nos sens.
Quelle place occupe la musique dans votre recherche chorégraphique ?
La musique est ma plus grande source d’inspiration. Mon rapport à la musique a été très fortement influencé par mon travail avec Jiří Kylián avec qui j’ai dansé pendant de nombreuses années. Le son, pas seulement la musique, est une porte ouverte sur l’imagination. Ces dernières années, j’ai collaboré avec plusieurs concepteurs sonores et j’ai fait des recherches sur la relation entre le corps et les paysages sonores de lieux associés à des souvenirs. Pour moi, le son peut ouvrir l’espace et produire une influence émotionnelle sur l’écriture du mouvement.
Pourriez-vous revenir sur votre rencontre avec Quatuor Arditti ?
Ma rencontre avec le quatuor Arditti est liée à notre rencontre avec les productrices Masako Okamura et Takio Okamura. Lorsque je suis rentré en 2015 au Japon après avoir dansé pour Jiří Kylián , j’ai commencé à chercher de nouvelles collaborations. C’est par l’entremise de mon amie Takio que j’ai rencontré sa mère Okamura, qui était productrice de musique, qui m’a demandé si j’étais intéressé par un projet de concert avec le quatuor Arditti. Je les connaissais de nom car ils avaient interprété en 1995 le fameux Helikopter-Streichquartett (Quatuor à cordes hélicoptère) de Karlheinz Stockhausen : une partition écrite pour un quatuor à cordes dont les quatre musiciens jouent chacun dans un hélicoptère. J’étais très intéressé par leur vision et leurs tentatives ambitieuses d’interpréter de nouvelles œuvres écrites par des compositeurs contemporains.
At the Core est un programme qui articule trois œuvres musicales. La première donne à entendre une création du compositeur japonais Toshio Hosokawa (Passage, 2019). Pourriez-vous partager l’histoire de cette pièce d’ouverture ?
Pour Passage, j’ai imaginé un dispositif où je partage l’espace avec le public, juste avant la représentation. J’ai imaginé cette rencontre comme un temps partagé de méditation pour se concentrer sur soi-même. Pour moi, cette proposition est un moyen de créer un chemin entre la réalité et les rêves, ou entre le public et la scène. Pour cette performance, je me suis inspiré d’une expérience que j’ai eu sur scène un jour, alors que je portais un masque nô. Ces masques ont de petits trous pour les yeux ce qui induit une très faible visibilité. Porter ce masque était pour moi très intense et demandait un nouveau niveau de concentration, donc un nouvel état de présence physique. J’ai envie de retrouver ce même état de concentration ici…
Pour la seconde pièce, vous avez travaillé à partir d’un logiciel informatique pour transposer la musique en mouvement. Pourriez-vous partager davantage d’informations sur ce logiciel et sur le processus chorégraphique ?
Je m’intéresse à la notation et son écriture en lien avec la technologie depuis maintenant plusieurs années. Je collabore avec le programmeur Shoya Dozono depuis 2018. Pour cette pièce, j’ai travaillé à partir d’un procédé qui est encore en cours d’expérimentation. Une analyse de la notation a été réalisée à partir des musiciens en train d’interpréter Geste zu Vedova de Wolfgang Rihm. Cette analyse a permis de créer une visualisation graphique à trois niveaux. Le premier niveau représente les musiciens sous la forme d’un quadrangle dont les quatre sommets se déplacent en suivant les notes jouées par chaque instrument du quatuor. Le deuxième niveau permet de visualiser les tensions et les oppositions entre les instruments comme le point central d’un jeu de tir à la corde à quatre joueurs. Le dernier niveau indique en temps réel la mémoire de la musique dans les pensées et le corps du danseur. Ces trois niveaux génèrent des figures et des lignes qui ont nourri mon imagination et que j’ai interprétées en mouvements. Lors de la représentation, il n’y a pas d’écran sur scène car nous jouons à partir de notations mémorisées, mais les partitions et les représentations graphiques de la notation sont accessibles avant la représentation.
Pour la troisième pièce du programme, vous êtes allé puiser vos matériaux dans vos souvenirs et vos émotions… Pourriez-vous revenir sur le processus de cette création ?
Cette troisième pièce donne à écouter String Quartet N°3 im innersten de Wolfgang Rihm. Lorsque j’ai écouté pour la première fois cette musique, j’ai traversé une large gamme d’émotions, notamment la colère. C’était à mon retour d’Europe et je réprimais beaucoup de frustration. À l’écoute de cette musique, j’ai senti qu’elle me mettait dans un état d’hypersensibilité et qu’elle venait réveiller des sensations que je pensais enfouies. J’ai donc décidé de travailler sur cette musique pour libérer cette tension que j’avais accumulée. Puis au fur et à mesure des écoutes et des expérimentations avec les musiciens, j’ai senti que je pouvais aller toucher des émotions plus lointaines, sonder plus profondément mon corps… Cette musique est finalement pour moi un moyen de plonger dans le passé, de raviver une mémoire oubliée et de me reconnecter à des sensations ou des émotions enfouies profondément.
Chorégraphie, mise en espace et interprétation Kenta Kojiri. Interprétation musicale Arditti Quartet. Musique Toshio Hosokawa, Wolfgang Rihm. Scénographie So Ozaki. Lumières Masakazu Ito. Logiciel d’analyse musicale Shoya Dozono. Photo © igaki photo studio.
At the Core est présenté les 21 et 22 juin à la Maison de la culture du Japon à Paris dans le cadre de Camping au CN D.
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