Photo © Arya Dil far° Nyon ok

…en jumelle, Laurent Pichaud

Par Patrizia Romagnoli

Publié le 15 septembre 2021

Laurent Pichaud et l’équipe artistique d’…en jumelle retrouvent la fabrique des arts vivants du far° à Nyon en août 2021 avec un ensemble de propositions performatives à l’enseigne du mot frairie. Terme désuet renvoyant à l’univers des confréries, de la fête populaire et de la bonne chère, la frairie selon …en jumelle reverdit et résonne avec prairie et, dans ses diverses déclinaisons, offre une réponse féconde et imaginative au questionnement porté par communs singuliers

Projet à long cours amorcé en 2019, mis en œuvre depuis dans divers lieux du district de Nyon, mais aussi en France et au-delà, …en jumelle trouve son mouvement initial dans le souhait d’investir chorégraphiquement et poétiquement le jumelage des villes, de l’étendre aux paysages. Gage d’alliance fruit de la volonté politique de réparer les blessures et les divisions de l’après-guerre, le jumelage se lit aisément sur les panneaux bien en vue à l’entrée des agglomérations mais peine à prendre corps dans le vécu de leurs habitants. Dès lors, il est possible de célébrer autrement le besoin bien réel de rapprochement à une altérité lointaine consignée dans ce pacte en lui permettant de s’exprimer à travers des pratiques artistiques participatives, aussi variées que la diversité des lieux investis. « Quelle place laissons-nous à l’Autre, à l’Ailleurs, au Lointain, dans notre quotidien ? Où est l’Autre, l’Ailleurs, le Lointain, en nous ? », ce sont les questions que …en jumelle s’efforce de mobiliser dans ses projets. À la clé, une perception accrue de sa propre présence dans son lieu de vie, retrempé et redéfini dans ses contours pour avoir pu entrer en contact avec son jumeau éloigné.

La célébration d’une frairie en correspondance à Nyon témoigne du foisonnement des réponses singulières à cette problématique et offre la possibilité d’en prolonger l’élan à travers l’expérience d’un ensemble d’artefacts et d’activités issus du processus lui-même des échanges. En ordre dispersé, seuls·es, en famille, à deux, celles et ceux des participants qui ont fait le déplacement, prennent place sur les gradins d’un espace spécialement aménagé dans la cour des Marchandises du far°, sorte de pigeons voyageurs qui s’ignorent et qui retrouveraient ici le colombier édifié par leurs messages. Pendant des mois, par l’entremise de l’écriture, du dessin, mais aussi d’autres démarches sollicitant l’observation et le jeu, les adhérents au projet et les artistes ont mis en dialogue leurs quotidiens depuis divers endroits d’Europe et d’ailleurs. Au fil des semaines, un jumelage sensible de leurs expériences éloignées s’est construit par-dessus et à la barbe du confinement.

« Ça m’a fait voir mon quartier différemment ! » Beaucoup ont envie de partager la (re)découverte de leur environnement proche arpenté avec les sens en éveil pour répondre à une invitation formulée par leur·s correspondant·e·s. Accepter de jouer le jeu permet aussi de retrouver sa place dans le paysage : « C’est en me baladant près de chez moi que je me suis senti mieux dans le projet ». Aussi, l’espace proche et le lointain s’enrichissent-ils de nouvelles dimensions. On apprend, par exemple, que l’importance d’un déplacement ne réside pas nécessairement dans l’étendue de la distance parcourue, comme pour les voyages du canapé à l’évier, de la chambre au balcon, accomplis par une participante qui ne peut se déplacer qu’avec des béquilles. Quand ce n’est pas le temps chronologique qui, soumis à l’attraction relationnelle du jumelage, se courbe, se transforme en calendrier de l’âme : l’arrivée d’une missive vient confirmer une nouvelle résolution, le démarrage de la correspondance confère à l’entrée en retraite le parfum d’une saison nouvelle…

Partout dans l’assemblée est palpable un appétit de partager ici et maintenant que les connexions immatérielles de l’espace virtuel, pourtant ubiquitaire, ne sont évidemment pas en mesure d’assouvir. Pendant le premier confinement, le maire d’une ville de 21’000 habitants, en France, dans le Nord, décide de supprimer tous les bancs pour éviter les regroupements. À peine plus loin, dans une commune du Grand Paris, une pétition citoyenne circule pour que des bancs récemment installés par la municipalité soient enlevés afin d’empêcher l’installation d’une convivialité assimilée à une nuisance sonore. Entre l’omniprésence du lien numérique en perpétuel décalage avec son environnement immédiat et un espace commun pourchassé jusqu’à la surface exiguë d’un banc public (quand celle-ci n’est pas ultérieurement rétrécie par des astuces de conception chargées d’empêcher les gens de s’y assoupir), le maillage subtil de la géographie intérieure avec son extérieur proche et lointain opéré par les projets d’…en jumelle apparaît dans toute son urgence.

Pendant deux soirées, une brève performance, jeo politique, oppose son rythme rapide au temps distendu des frairies − à la première, s’est ajoutée entre temps celle des jeux mêlés, joyeux hybrides de jeux français et suisses créés pour fêter le jumelage des communes de Perroy (Suisse) et de Châteauneuf-de-Gadagne (France) − qui se déploient sur des demi-journées. Dans la salle de gym de l’Ancien collège, le public retrouve les performeurs·euses, vêtu·es de combinaisons parsemées d’éléments héraldiques appartenant aux communes jumelées. Au centre, le monde, sous la forme dérisoire d’un ballon gonflable en plastique. Par un vertigineux renversement de focale autorisé par la polysémie du titre …en jumelle, ce qui constituait le terrain jamais totalement maîtrisé des actions chorégraphiques, assume maintenant la forme d’un objet banal à portée de main. Pendant une demi-heure, ces entités mi-humaines, mi-symboliques ne cessent de le convoiter, de le malmener, de se le disputer, de lui présenter des hommages ritualisés à grand frais d’énergie entre ces murs ornés d’espaliers, d’un cadre d’escalade et d’autres appareils un brin constrictifs que les disciplines sportives ont imaginés pour l’épanouissement des corps apprivoisés. Dans cet espace scolaire renvoyant à une énergie juvénile encadrée par l’institution, les gesticulations, les agissements, les jeux de pouvoir de ces figures, blasons sur pattes gratifiés d’une vie mystérieuse, ne s’écartent pas d’un agôn en ton mineur, burlesque, qui provoque nombreux éclats de rire parmi les personnes présentes. Reste qu’on a bien vu le monde soumis à toutes sortes de vexations et que la proximité de notre quotidien avec ces sombres errements a été rappelée à nos consciences.

Arc en jumelle · une marche, dernière proposition de l’équipe de Laurent Pichaud pour ce sixième volet de communs singuliers, s’inscrit dans le processus de jumelage de deux territoires situés de part et d’autre de l’arc jurassien, entre Saint-Claude en France et Nyon en Suisse. Après un rituel officié dans un champ proche des berges où sont mélangées les eaux de la Bienne et de l’Asse – les deux rivières, française et suisse, situées au centre de la nouvelle région géographique identifiée par ce geste poétique d’alliance transfrontalière –, les participants remontent le cours d’eau nyonnais sous le guide des performeurs·euses. La notion du temps est vite perdue, emportée par le courant qui fait bourdonner les oreilles. Le rythme des pas réglé sur les inégalités du lit fluvial la remplace à la dérobée. Lors d’une halte dans le sous-bois, une chorégraphie suggestive met en abyme sur le sol les contours de la région traversée à l’aide de cordes sinueuses et des corps mêmes des accompagnateurs·trices, médiateurs subtils entre le territoire et sa représentation. Pendant une autre pause, l’équipe en chœur chante River of no return, promptement transformé en « fleuve du nouveau départ » …pour avoir été aussitôt chanté à l’envers. L’excursion s’achève sur un bref excursus sur les noms des fleuves, leurs destins divers, leurs mésaventures sous la pression d’intérêts politiques et économiques. Après avoir remonté un bout de l’Asse, avoir senti son souffle par moments veiné d’odeurs industrielles, avoir parcouru son corps pierreux greffé de dalles qui en altèrent le courant, ces considérations résonnent avec une pertinence accrue. Une citation de Jean Cocteau est lâchée d’un ton à peine teinté de mélancolie : « La source désapprouve presque toujours l’itinéraire du fleuve. » Alors on se prend à espérer fortement que l’avenir pourra lui donner tort.

…en jumelle, vu dans le cadre de la fabrique des arts vivants du far° à Nyon. Conception Laurent Pichaud, en collaboration avec Adaline Anobile, Eve Chariatte, Laura Kirshenbaum, David Skeist et Cédric Torne. Photo © Arya Dil, far° Nyon.

Une nouvelle étape de ce projet sera présentée par Laurent Pichaud à Saint-Claude en France, les 18 et 19 septembre 2021.