Propos recueillis par Mélanie Drouère
Publié le 18 septembre 2023
Avec la sensibilité qui est la sienne, Léa Drouet, après Violences en 2022, s’approche ici de l’enfance en déconstruisant les catégories si souvent usitées quand il s’agit des plus petits ». Ne les considérant ni en êtres vulnérables, ni comme de possibles futurs délinquants, l’artiste observe avant tout les structures qui sont censées les encadrer, les éduquer, les former à “devenir adultes”. En parallèle, c’est l’incroyable puissance de déconstruction, de dérèglement, de tremblement des fondations des adultes dont sont capables les enfants que met en en exergue J’ai une épée. Léa Drouet nous éclaire ici sur sa démarche, son processus de création et ses enjeux.
Léa Drouet, votre nouvelle création J’ai une épée propose une approche un peu décalée de l’éducation et de notre regard adulte sur l’enfance…
Ce décadrage fait partie des fondements du projet, car Camille Louis, la dramaturge, et moi, souhaitions dès le départ affronter la complexe question de l’enfance. D’abord, je me suis aperçue que j’avais du mal à m’approcher de l’enfant, parce que l’enfant est comme la femme : très essentialisé et réduit à une figure. Ensuite, je me suis rendue compte qu’il y avait deux figures qui traversaient mon imaginaire et l’imaginaire collectif : l’enfant pur, à protéger, « l’angelot », et, de l’autre côté, l’enfant à redresser, à normaliser, à civiliser, comme si l’on renvoyait l’enfant à un être un peu sauvage. On dit d’ailleurs : élever un enfant, ou encore, la croissance.
Quelle autre voie avez-vous trouvée entre ces deux visions caricaturales de l’enfant ?
Comme il s’est également agi d’éviter un autre écueil : celui de transformer l’enfant en objet d’étude, je me suis placée à côté de l’enfance, et j’ai regardé ce qui l’entourait. Comme souvent, j’ai été intéressée par le milieu institutionnel, en l’occurrence celui qui encadre l’enfance, notamment fondé sur les représentations que je viens d’évoquer : l’enfant à protéger ou à redresser. Les premières institutions que j’ai observées sont celles qui pallient la cellule familiale quand celle-ci est « défaillante », telles que l’Aide Sociale à l’Enfance ; ensuite, nous nous sommes de plus en plus penchées sur l’école…
Comme pour vos précédentes créations, vous avez fondé votre recherche sur un fait réel…
En effet, nous sommes parties, entre autres, d’une histoire, celle d’une enfant accusée d’apologie du terrorisme. Evoquer ce fait réel exige une grande délicatesse dans un contexte de lutte contre le terrorisme et la radicalisation. La question est d’observer, sans jugement de valeurs, comment les institutions scolaires, policières et juridiques traitent le problème d’enfants âgés de huit à dix ans tenant des propos qui sortent du cadre républicain. Or, au lieu de discuter, force est de constater que la tendance est à la répression, puis à un emballement administratif… Cette histoire-là donne le ton d’une école qui devient un outil de surveillance, de contrôle, de normalisation et de domestication des corps, surtout de certains corps, puisqu’en fait il s’agit ici de populations de quartiers populaires.
Que retenez-vous en particulier de ces histoires que vous avez rencontrées durant votre processus de recherche ?
J’en retiens surtout des questions. Comment les élèves eux-mêmes, depuis l’intérieur, vont-ils pouvoir questionner l’institution et la remettre en jeu ? Par exemple, nous évoquons dans la pièce une chercheuse en anthropologie, Lamia Mellal, qui revient « sur les lieux » de l’institution scolaire qui l’a marquée enfant en mettant en place une recherche participative avec des élèves autour de la question de l’institution. C’est passionnant de voir une personne qui a été victime, petite, de propos racistes, s’armant progressivement des outils mêmes de l’institution qui l’a violentée, pour revenir sur les lieux de violence et partager ses armes avec d’autres.
Quelles questions souhaitez-vous partager avec le public au travers de cette pièce ?
En tout état de cause, nous tournons autour de l’institution scolaire et nous nous demandons – si l’on admet que l’école est un outil qui partage des valeurs et une idéologie -, quelles sont les valeurs que nous voudrions qu’elle transmette. Nous partons du principe que l’école est une micro-société, et qu’elle n’est pas un sanctuaire dans lequel règnerait la liberté et l’égalité comme on voudrait nous le faire croire. C’est donc depuis l’école que nous nous interrogeons, mais à partir d’histoires spécifiques. Nous essayons d’ouvrir la question de la manière dont les individualités, à l’intérieur d’une institution, se déploient dans les plis, les replis, les coins, les interstices. Quel type de justice est appliqué au sein de l’école ? Comment est-il possible de la remettre en jeu, en trouvant des espaces propices à l’échange de paroles, même dérangeantes ? Pour ce projet, nous avons aussi rencontré un philosophe et psychanalyste, Bertrand Ogilvie, qui a écrit un livre sur l’école, qui parle de l’enfance comme ce dont l’adulte a peur, parce que les enfants remettent perpétuellement en question les fondements de l’organisation du commun. Ce sont de grands « déconstructeurs ».
D’où le titre de votre pièce ?
En effet, c’est vertigineux de s’ouvrir à ce que l’enfant fait vaciller. Je suis bien placée pour le dire, en tant que maman d’un enfant en bas âge (sourire). J’aime ce titre – J’ai une épée – car il convoque également une dimension épique et féerique. Nous nous amusons avec le registre « paillettes et licornes ». D’ailleurs, au début du spectacle, nous partons de la description d’un dessin que j’avais fait en maternelle. Il représente une école complètement idéalisée, comme un lieu magique, le fameux fantasme de l’école émancipée, où tout est paillettes : la maîtresse a des fleurs à la place des mains, tous les enfants rient, etc. Ensuite, nous tordons la représentation de l’école, nous réalisons que ce rêve d’école émancipée n’est pas une réalité, ou en tout cas pas pour tout le monde.
Comment avez-vous imaginé l’espace de J’ai une épée ?
La scénographe Élodie Dauguet a imaginé une représentation cubique de l’organisation d’une classe. Il y a des blocs de différentes tailles, organisés au départ de manière très rigoureuse. C’est une sorte d’école, mais avec une esthétique un peu queer, bizarre, et un agencement très, trop, carré : « à la gloire de ». Au fil de la pièce, je déconstruis cet espace pour les découper en zones qui, à la fin, évoquent les ateliers de Freinet, qui est pour moi une source d’inspiration en matière de pédagogie alternative (la méthode Freinet favorise l’apprentissage autonome des enfants grâce à l’expérience. Le rôle de l’enseignant n’est donc plus « d’enseigner » et de transmettre un savoir, mais de guider les élèves en leur expliquant les consignes, les objectifs et les règles communes, ndlr).
J’ai une épé, mise en scène, texte, interprétation Léa Drouet. Dramaturgie Camille Loui. Scénographie Élodie Dauguet. Musique Èlg. Lumières Nicolas Olivier. Costumes Eugénie Poste. Régie générale et plateau François Bodeux. Assistanat à la mise en scène Marion Menan. Photo © Simon Loiseau.
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Du 13 au 15 décembre, Théâtre de Liège
Du 17 au 19 janvier 2024, Maillon, Théâtre de Strasbourg
Les 25 et 26 janvier 2024, Mars-Mons
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