Par Céline Gauthier
Publié le 16 octobre 2018
Dans le cadre de l’année France-Israël, la Batsheva Dance Company, dirigée par le chorégraphe Ohad Naharin (fondateur de la gaga dance), présente au Théâtre National de Chaillot une série de spectacles dont le célèbre Mamootot, une de ses œuvres phares. Créée en 2003 et immédiatement entrée au répertoire de la compagnie, la chorégraphie a depuis été transmise à une troupe de jeunes danseurs qui incarnent avec délice l’esthétique versatile et subversive de la pièce. Vêtus de combinaisons en tissus taupes ou pastels, leurs corps et leurs vêtements sont recouverts d’une fine couche de talc qui, en se déposant au sol, confine au plateau une atmosphère lunaire.
Les neuf interprètes s’unissent pour une danse de groupe marquée par l’influence de la gestuelle classique : de profonds cambrés, d’amples battements et de grands ronds de jambe tracent au sol des courbes géométriques. L’esthétique de la gaga dance mâtine pourtant cette composition fluide et rigoureuse : l’inclinaison des bustes révèle des abdomens élastiques, les lignes angulaires des ports de bras sont brisées ou diffractées par les arcs que forment les cages thoraciques. Leur danse n’en paraît que plus légère, libérée des contraintes musculaires pour faire affleurer les structures articulaires du corps des interprètes. D’une brève impulsion, un hochement de tête se mue en arabesque fulgurante, tandis que des poses très sculpturales se dilatent en moulinets des épaules. Ailleurs, des entrechats ramenés à leur impulsion initiale s’amenuisent en spasmes fugaces. La perfection formelle de leurs gestes est rehaussée par l’architecture méticuleuse de la composition qui joue des capacités d’attention du public et sans cesse ravive puis apaise les regards.
Mamootot offre à chaque interprète l’occasion d’un véritable solo, dont la trame puise cependant dans la gestuelle de l’unisson : figée un instant dans une attitude ou un port de bras, la troupe s’échappe du centre du plateau et vient s’asseoir auprès du public, essoufflée et haletante. Sur scène s’ébauche alors une galerie de personnages : des doigts crochus, des genoux qui s’entrechoquent éveillent l’imaginaire des danses expressionnistes et croquent la silhouette d’un petit automate souple et malicieux ; une danseuse esquive un coup de griffe d’une patte féline qui fuse entre deux ports de bras et se rétracte aussitôt, sur la respiration suivante. Sous leurs costumes très prudes affleure une sexualité crue et débridée : une silhouette somnambule exhibe la nudité d’un corps d’Apollon qui s’administre de violentes claques sur sa peau glabre et satinée.
L’harmonie du groupe semble reposer sur ces instants de solos, qui donnent un espace d’expression à la corporéité de chacun pour ensuite réintégrer sans réserve l’unisson. La pièce est ainsi construire à la manière d’un patchwork qui alterne continuellement entre élans individuels et discipline collective, gestes abstraits et corps figuratifs. La pertinence de sa structure réside dans ces instants d’entre-deux où l’on prend conscience de l’habileté des danseurs à osciller d’un état corporel à un autre. Après de longues minutes d’une douce mélodie sonore, ils s’écroulent au sol, le regard vide et comme désarticulés, pour s’accorder le temps d’incorporer les rythmes et les intensités d’une musique techno hurlante et agressive qui sature le plateau. La tension posturale qui les anime devient palpable, sans un mouvement on perçoit leurs corps s’enrouler comme des ressorts ; l’immobilité partagée éclate finalement dans un saut puissant, élastique et aérien.
Vu au Théâtre National de Chaillot. Chorégraphie Ohad Naharin. Lumières Avi Yona Bueno (Bambi). Son Frankie Lievaart. Musiques Maxim Waratt. Scénographie Giora Porter. Costumes Rakefet Levy. Photo © Gadi Dagon.