Par Céline Gauthier
Publié le 18 décembre 2018
Sous un titre évasif et mystérieux, « Les pratiques propitiatoires des événements futurs », la chorégraphe Vera Mantero met en scène l’aboutissement d’un travail archivistique mené à partir de l’œuvre d’Ernesto de Sousa (1921-1988). Le plasticien expérimental, photographe et vidéaste néo-réaliste, proche du mouvement Fluxus, a documenté dans les années 60 la sculpture portugaise d’inspiration populaire : la pièce prend la forme d’un périple performatif sur ses traces, à la manière d’un hommage autant que d’une réponse au défi qui lui fut lancé par l’historienne de l’art Paula Pinto pour offrir une existence scénographique à ces matériaux hétéroclites. La transposition kinésique d’un travail photographique est une gageure pour la chorégraphe, puisque les images d’archive constituent une matière inerte et discontinue, dont il s’agit de réactiver le potentiel de mouvement. Les performeurs endossent alors le rôle de techniciens qui manipulent ou activent écrans et objets, pour composer sous nos yeux une succession de tableaux anecdotiques et décousus.
Les spectateurs accèdent au plateau après avoir franchi un épais rideau imprimé de lettres éparses et découvrent au centre de la scène une nappe translucide encadrée de deux écrans. Immédiatement souillée par les expérimentations loufoques des performeurs, encombrée d’objets disparates, elle supporte comme une paillasse de laboratoire les fumées, liquides ou substances grasses et collantes bruyamment déversées puis malaxées à l’aide d’instruments incongrus. En guise d’atmosphère sonore, un perchiste saisit les crissements d’une poudre de charbon broyée ou promène son micro au dessus des rangées de sièges du public. Appareillés de casques et de micros, les quatre performeurs récitent indéfiniment le même fragment de texte, déclamé en chœur ou en canon, accompagné de contorsions ou de courses : d’interminables dialogues conceptuels, rendus inaudibles autant qu’inintelligibles, qu’il s’agit d’entendre sans les comprendre pour raviver le geste d’énonciation qui les sous-tend.
Caméra en main, un danseur filme en très gros plans un alignement de statuettes biscornues et grimaçantes, répliques des œuvres photographiées par de Sousa ; les images sont retransmises sur des écrans ou intégrées dans le costume de ses partenaires. Ces derniers apparaissent aussi dans de micro-fictions vidéo qui composent une vertigineuse mise en abyme : points de vue, décennies et aires géographiques s’entrelacent et se confondent. L’esquisse de cohérence qui semble quelquefois poindre est cependant immédiatement mise à mal ; ici par le choc sourd d’un bloc de glaise projeté contre le sol, piétiné de la tête et des mains. Entre leurs doigts la terre ocre est malaxée, triturée, étalée pour façonner des masques de glaise qui se pétrifient sur les visages enflés de cornes, d’oreilles boursouflées et des trompes monstrueuses. La présence récurrente d’un écrasant appareillage prothétique semble alors constituer le fil rouge, quoique souterrain, de la performance : grosses têtes carnavalesques, difformes et bariolées, faux seins protubérants et boîtes de carton en guise de couvre-chefs révèlent des corps chimériques et entravés.
Vera Mantero prend le risque de s’essayer à constituer par la performance une histoire de l’art alternative, en convoquant sur scène des matériaux oubliés et des œuvres marginales. La très longue pièce – plus de 2h30 – qui en résulte, bien qu’elle tente régulièrement d’impliquer le public et de l’amener jusque sur scène, demeure obscure pour qui n’aurait pas eu le privilège d’accéder à la démarche artistique qui la soutient.
Vu au Théâtre de la Cité internationale, dans le cadre de New Settings, un programme de la Fondation d’entreprise Hermès. Direction artistique Vera Mantero. Avec Andresa Soares, Henrique Furtado Vieira, Paulo Quedas, Vera Mantero. Scénographie André Guedes avec l’équipe. Son et objets sonores João Bento. Création lumière Hugo Coelho, Aldeia da Luz. Photo © Vitorino Coragem.