Par Beatrice Lapadat
Publié le 30 juin 2022
Après avoir interrogé l’impact de la violence dans notre quotidien et la normalisation inconsciente de ces images dans son précédent solo Today Is a Beautiful Day (2019), Youness Aboulakoul propose dans sa nouvelle création Mille Miles de réfléchir aux multiples hypostases de la frontière dans la société contemporaine, ainsi qu’à la possibilité de la suspendre : « Si on suspend les frontières pendant un instant, qu’est-ce qui nous reste à renégocier entre nous ? Je ne suis pas contre les frontières, mais ce qui m’inquiète est la possibilité de voir les frontières se transformer en murs », nous confie le chorégraphe. Qu’elles renvoient à la séparation, au rassemblement, à une promesse de protection territoriale ou à l’immixtion du politique dans le territoire de l’intime, les frontières demeurent pour l’artiste franco-marocain « un espace éminemment plastique, en constante métamorphose qui en appelle à la transformation des corps et des lieux ».
Dans la continuité de sa recherche expérimentale et pluridisciplinaire, Youness Aboulakoul développe dans Mille Miles une écriture en relation/réaction avec des matières : corps, objets, effets de scène et paysage sonore répondent aux stimuli sensoriels générés par la plasticité de l’espace, dans un processus de contamination où construction et déconstruction alternent pour privilégier la métamorphose. Chorégraphe, interprète, compositeur et « amateur plasticien », Youness Aboulakoul fait de chacune de ses créations un prétexte pour rassembler les multiples moyens d’expression artistique à travers lesquels il s’exprime depuis l’adolescence. Autodidacte pluridisciplinaire, il crée un langage chorégraphique nourri par toutes les influences qui ont marqué son parcours. Ainsi, des éléments de contact improvisation, des arts martiaux et de hip-hop contribuent au développement d’un langage cinétique où force guerrière et enveloppement protecteur se conjuguent pour mobiliser le corps dans sa confrontation avec l’espace. Mais comment convertir un espace oppressif en espace (co)habitable ? Le chorégraphe tente d’y répondre en mettant en exergue un corps hybride particulièrement plastique, une créature étrange issue d’un territoire dystopique interrogeant les limites de l’être humain face à la question des frontières ou de la violence.
Là où Today Is a Beautiful Day exposait un protagoniste qui se confronte seul à « la violence qui résonne dans son espace intérieur » dans un ring lumineux, Mille Miles offre au chorégraphe l’occasion d’explorer les interstices entre plusieurs corps : « Ma priorité dans cette pièce était d’investiguer sur l’espace entre les individus. Je cherche à faire resurgir une résonance et une vibration qui habitent cet espace-là, entre nous, comment il ne cesse de se transformer et nous transformer avec lui. Cet espace-entre vise non seulement les lignes physiques qui traversent la conception de l’environnement mais aussi les lignes des frontières mentales qui s’installent dans nos imaginaires et qui nous empêchent d’aller vers l’autre et de composer avec autrui. »
Dans une ambiance cinématographique entre féérique et lugubre, cinq hommes défilent parfois en solo, parfois en quintet, avec des corps qui s’entrechoquent, se rejettent ou se guident délicatement. Traversant mort rituelle, naufrage ou franchissement des frontières, corps et objets évoquent obsessivement, sous la pulsion de la musique électronique et traditionnelle marocaine, la figure de la ligne : ligne d’horizon, ligne de fuite, ligne de démarcation… Scénario sombre auquel les cinq danseurs opposent une résistance à travers des nombreuses tentatives de faire communauté. Lien puissamment illustré vers la fin de la pièce, où les corps, orientés vers une source de lumière et dos aux spectateurs, composent une ligne qui avance vers l’horizon. Si la référence au rituel est évidente, le chorégraphe précise avoir exploré l’imaginaire des danses macabres : « J’avais aussi envie d’une danse qui réunit, avec un motif à la fois musical et dansé, qui se répète, qui insiste, qui rappelle à la cyclicité et à l’éternel recommencement. »
Comme pour son précédent solo, Youness Aboulakoul s’empare ici de la question de la frontière comme une matière physique à étudier avant de lui donner forme à travers une écriture chorégraphique. En absence de toute référence politique explicite – bien que les suggestions s’y infiltrent subtilement, avec, par exemple, la couverture de survie dorée qui renvoie aux images que nous voyons dans les médias des réfugiés lorsqu’ils arrivent en Europe – le chorégraphe ne livre pas le scénario mièvre d’un monde sans frontières et sans conflits. En revanche, il amène à s’interroger sur la possibilité de transformer la réalité en se fiant davantage au rêve et au mystère. Si les visages des danseurs restent en permanence masqués, c’est pour mieux pouvoir regarder par le biais du rêve et de l’imagination : « Quand la frontière de l’identité et de l’apparence est suspendue, on fait un pas vers l’autre pour mieux le connaître. Les visages couverts bousculent peut-être le public mais je souhaitais sans aucune intention effacer leur identité, me focaliser davantage sur ce qui se raconte par les corps et entre les corps des cinq danseurs ». Expérience perceptive forte, Mille Miles se décline comme un appel à la revalorisation des frontières, suscitant l’envie de repenser les limites de ses territoires imaginaires.
Mille Miles, vu au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine. Concept, chorégraphie Youness Aboulakoul. Avec Mathieu Calmelet, Alexandre Bachelard, Pep Garrigues, Yannick Hugron, Jean-Yves Phuong. Assistante à la création Ariane Guitton. Media design Jéronimo Roé. Création lumière Shani Breton et Jéronimo Roé. Création sonore Zouheir Atbane. Création costumes Audrey Gendre. Production Cie Ayoun. Photo François Stemmer.
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