Par Céline Gauthier
Publié le 27 novembre 2019
Dans la continuité d’un cycle de pièces ironiquement intitulé MONUMENT, la chorégraphe et performeuse Eszter Salamon met en scène avec M/OTHERS un duo intimiste avec sa mère, prétexte d’une réflexion sur la construction de la subjectivité féminine et les relations intergénérationnelles. L’exiguïté du plateau – un carré blanc de quelques mètres de largeur – concentre l’attention sur le microcosme composé par le duo au cours d’une pièce à la composition minimale.
La mise en scène des généalogies féminines, énoncée par Salamon comme source et motif de la pièce, nous invite à embrasser le duo d’un seul regard pour y appréhender les réminiscences somatiques d’un tissage relationnel : si les deux silhouettes appartiennent chacune à une génération distincte, elles partagent une corpulence semblable, soulignée par la sobriété d’un même costume de tissu noir. Cette quasi gémellité, troublante, est exposée avec ostension dans des figures à la symétrie parfaite : assises face à face, leurs jambes écartés se joignent par la plante des pieds ; allongées de profil, la fille érige sa mère sur ses épaules. Cependant, entre elles deux s’affirme progressivement une relation paradoxale, marquée par une iniquité insistante : si la fille prend seule l’initiative des poses et de leur succession – elle guide à voix basse sa mère, qui obtempère silencieusement – elle adopte une posture ambiguë, autoritaire alors même qu’elle témoigne envers sa parente d’une attitude particulièrement protectrice. Son geste attentif et précautionneux l’astreint à endosser l’entièreté des tensions musculaires pour dégager sa partenaire de tout effort : elle redresse son buste par un jeu de contrepoids ou l’accroupit par un effet de bascule qui met en lumière l’inégale répartition des masses et des forces.
A la manière d’un trompe-l’œil, le duo adopte des poses et des figures qui visuellement les rapprochent ; cependant, malgré la proximité induite par l’étroitesse de la scène, s’impose l’impression d’une paradoxale neutralité sensorielle et émotionnelle, qu’atteste la perception d’un hiatus dans leur tonicité partagée. Les deux partenaires s’imposent tout au long de la pièce une gestuelle d’une lenteur extrême, probablement présumée la plus susceptible d’être incorporée par un corps vieillissant. Elle est pourtant douloureusement éprouvée par la plus jeune performeuse, dont le flux de mouvement est sans cesse rompu par d’envahissantes saccades et de furtifs tressautements. Ils trahissent une tétanie musculaire qui témoigne de l’effort attentionnel requis pour assurer son équilibre, au détriment du façonnage ou de la monstration d’une subjectivité partagée. Dès lors, leurs gestes de contact se réduisent à la seule apposition réciproque des mains ou des pieds contre l’épiderme – paumes et doigts bien à plat, comme pour déjouer tout geste préhensif –, sans que jamais ne s’esquisse la qualité tactile d’une complicité latente. Une retenue constante de l’élan vers l’autre, sans doute liée à l’exigence d’une composition chorégraphique kaléidoscopique fondée sur la reconfiguration continue de la disposition des deux silhouettes et pour laquelle chacune doit sans cesse réassurer son propre ancrage gravitaire.
La somnolence qui nous gagne, alors même que la ténuité de leurs gestes invite à une acuité redoublée, résulte de l’épuisement du regard qui bute en vain contre leurs deux silhouettes comme si l’on éprouvait, de manière inédite, les effets de la suspension inopinée du phénomène empathique. Dans un silence épais et sous un éclairage blafard, on perçoit ce que cette décélération tonique a d’inhabituel, malgré sa prégnance sur les scènes chorégraphiques contemporaines. Parce qu’il ne résulte pas d’une maîtrise proprioceptive de la temporalité, il s’instaure comme ostensiblement non-virtuose et déjoue toute contemplation.
Vu à la Ménagerie de Verre dans le cadre du festival les Inaccoutumés. Concept et direction artistique Eszter Salamon. Chorégraphie et performance Erzsébet Gyarmati et Eszter Salamon. Scénographie Eszter Salamon et Sylvie Garot. Création lumière Sylvie Garot. Photo © Alain Roux.