Par Marie Pons
Publié le 6 octobre 2021
Il aura fallu un premier rendez-vous manqué pour assister à la nouvelle création de Vania Vaneau. La première, qui aurait dû avoir lieu au mois de juin au Festival Extenstion Sauvage en Bretagne avait dû malheureusement être annulée à cause des intempéries. Trombes d’eau et sol détrempé avaient eu raison de la possibilité de jouer ce solo, créé pour se déployer dehors, en lien avec les éléments. Partie remise pour ce mois de septembre, c’est à la Métairie des arts en Corrèze que Nebula pourra finalement avoir lieu, dans une version inédite. Abritée à l’intérieur de l’ancienne grange, la pièce est contenue entre les épais murs de pierre et sous l’ossature d’une imposante charpente en bois, tout en étant sensible au vent du soir : sur trois côtés, les portes sont grandes ouvertes, créant des trouées vertes sur le jardin. Jouant avec la profondeur de champ, l’ouverture qui se profile en fond de scène dévoile un couloir végétal, au bout duquel est suspendu un néon circulaire, et constitue une ligne de fuite vers laquelle Vania Vaneau va chercher, au fil de circulations entre intérieur et extérieur, plusieurs matières et artefacts qui activent le monde de Nebula.
De la blancheur du sol se détachent une étendue ovale formée de morceaux de charbon noir, des pierres disposées comme des repères, de grandes paraboles argentées, des paniers tressés et d’autres néons en forme de cercle flottants dans l’espace. Vêtue de noir, large tee-shirt et bottes, Vania Vaneau est active. La danseuse porte et déplace des objets et des matières, dans une danse de trajets circulaires, au rythme d’une marche qui crée des spirales dans l’espace. Sa présence dynamique met en mouvement un milieu, une cosmogonie très minérale, faite de charbon, de pierres, de verre, d’or et de métal. Des paniers tressés qu’elle empile et charrie s’échappent des cascades noires, ajoutant du charbon au paysage dévasté et comme calciné. Deux morceaux de miroir manipulés dans ses mains battent des ailes et leurs reflets étincellent au plafond, semblables à un vol soudain d’hirondelles. Elle porte entre ses mains et à bouts de bras de grandes lentilles de verre, prismes oculaires à travers lesquels elle regarde le monde, et où l’on voit en retour son reflet déformé, son visage altéré par les volumes concave et convexe. Absorber ou créer de la lumière, dans Nebula, la noirceur cohabite de près avec une clarté très vive. On a le sentiment qu’une forme d’apocalypse a eu lieu, et que dès l’entrée de Vania Vaneau dans l’espace, un feu essaie de repartir depuis la désolation. Au plus sombre de ce monde que l’on découvre, il y a toujours un éclat, un reflet miroitant ou métallique qui amorce un espoir.
Car lorsque Nebula commence, ce serait comme essayer d’y voir au fond de la mine. Nous sommes peut-être à un moment où les êtres humains auraient tout sorti des entrailles de la terre : tout le charbon, tout l’or, pour le feu, et pour la parure. Les profondeurs de la terre comme sa surface seraient à présent stériles, sèches et noircies. Jusqu’à ce que le corps qui est entré déclenche ce que l’on peut appeler un rituel, mette en mouvement les éléments, dans une danse qui se dévoile comme une tentative de raviver, réanimer la matière, de déployer des couleurs ensevelies ou d’en inventer de nouvelles. La couleur noire ouvre vers ce futur possible, post-apocalyptique, mais nous renvoie dans un même mouvement vers le fond ancien du temps.
Car le rituel que déploie Vania Vaneau revêt aussi un ancrage archaïque, quasi préhistorique. Pour cela, des artefacts technologiques cohabitent avec des gestes et des matières présents depuis le début du monde, créant des images toujours versatiles. Lorsque la danseuse écrase le charbon sous les coups d’une pierre, se tenant à genoux, fabriquant un pigment depuis les cendres, c’est un geste qui remonte à l’aube de l’humanité. Plus loin, lorsque la peau noircie par le charbon s’orne de feuilles d’or, on peut penser autant à une parure pré-colombienne qu’à un corps augmenté, hybridé par le métal précieux. La présence des paraboles métalliques et des lentilles de verre tendent à leur tour un arc entre l’ancestrale pratique de l’astronomie et l’exploration spatiale contemporaine. On a le sentiment que Nebula est simultanément un rite funéraire, où l’on dépose sur le sol des fleurs mortes et séchées, et un commencement, où d’autres fleurs faites de corolles de métal ornent le monde. Cette collusion entre archaïsme et futur, par le choix même des objets et de la scénographie travaillée avec Célia Gondol, s’ouvre comme une invitation à feuilleter nos façons de voir et de regarder : au-dedans de soi, derrière et devant soi dans un même espace-temps, dans une coexistence des temporalités activée au présent.
Comment un corps vivant peut habiter, être traversé par ce paysage prométhéen ? La fureur du vent, les cendres refroidies d’un volcan, la dureté de la pierre semblent infuser les os, les articulations de l’interprète. Une certaine raideur, une tension que l’on ne connaissait pas dans sa danse apparaissent, devant être le résultat de l’énergie ce soir-là, sensible aussi à l’orage qui finit par éclater au-dessus de nos têtes, débordant de la bande-son composé par Nicolas Devos pour se manifester au-dehors. On se demande à plusieurs reprises comment Vania Vaneau parvient à respirer dans Nebula. Sa bouche est souvent couverte, obstruée un long moment par une éponge végétale, elle crache poudres et liquides, le noir du charbon a infusé jusqu’à sa salive qui coule transformée en bile noire. Ce qu’il y a d’humain se mêle au reste, le minéral et le végétal contaminent le corps par endroits, pour le transformer. C’est une bouche par laquelle l’être-vivant devient autre et se métamorphose, en figure séculaire qui construit un foyer, en animal, en totem, en responsable d’un rite funéraire. L’écriture chorégraphique oscille entre cette danse de gestes anciens, partageables, et une organicité d’où jaillissent des mouvements vifs, lorsque le corps tourne rapidement sur son axe, créant un tourbillon qui traverse le plateau de part en part, ou lorsque se forme une figure animale grognante et menaçante, telle un jaguar venu cracher, souffler du pétrole ou du fiel à notre encontre.
Parmi les pièces qui travaillent dans et avec le paysage, s’attellent à la déconstruction de l’idée de « nature », Nebula emprunte un chemin bien singulier : il ne s’agit jamais de faire un, de chercher une union apaisée ou de retrouver une prétendue pureté originelle des relations. On parlerait plutôt ici de résistances, de frottements, de dérapages qui mettent en contact un corps vivant avec des matières plurielles et vivantes elles aussi, exactement comme le feu naît du frottement entre deux pierres. Le corps casse, fabrique, déplace, réarrange. Il agit et se laisse parfois traverser dans une relation dynamique vigoureuse. Le rituel de Nebula paraît s’inscrire dans un espace d’entre-deux, entre le rite qui vise à enterrer quelque chose et le geste de déblayer l’espace, la nécessité de faire table rase pour faire place nette au vif, à l’étincelant. Comme souvent, et c’est pour cela que le travail de Vania Vaneau est passionnant, on ne peut cerner et contenir la pièce en un seul lieu bien borné, elle échappe heureusement aux tentatives d’arpentage pour nous proposer une cosmogonie plus complexe, plus plurielle que ce que l’on aurait jamais imaginé.
Nebula, vu à la Métairie des arts à Saint-Pantaléon-de-L’arche dans le cadre du festival Danse en mai en septembre. Chorégraphie et interprétation Vania Vaneau. Scénographie Célia Gondol. Création musicale Nico Devos et Pénélope Michel (Puce Moment/ Cercueil). Création lumière Abigail Fowler. Régie Gilbert Guillaumond. Photo © Célia Gondol.
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