Par Marie Pons
Publié le 25 avril 2019
Chacune des pièces de Vania Vaneau est sculptée comme un environnement, un écosystème fait de forces visibles et d’invisible, de totems brillants, de corps poreux et de présences multiples. En tant que spectateur on est invité à lire mille images possibles, selon ce que l’on projette soi-même sur ce travail de stratification et de dévoilement. Après le solo Blanc et le duo Ornement créé avec Anna Massoni, ORA (Orée) arrive comme un autre versant d’une cosmogonie riche, qui creuse avec subtilité et détails les reliefs d’un monde troublant et par endroits étrangement familier.
Lorsque l’on arrive dans la salle, ça a déjà commencé. Trois silhouettes vêtues de noir et de gris sont sur et au bord d’un tapis de danse miroitant, dont les reflets habillent la peau et les murs d’écailles réfléchissantes. Leurs paumes de mains sont ouvertes, réceptrices et capteurs. Vania Vaneau, Daphne Koutsafti et Marcos Simoes sont dans une danse d’attention, où les cellules du corps respirent, comme des membranes qui font circuler l’intérieur et l’extérieur. Le noir est profond et on pense à l’eau et au cosmos, avec ce sol argenté liquide qui porte les corps comme en suspension. C’est une danse comme un prélude, un état qui permet la disponibilité et nous prépare à la traversée qui s’ensuit dans un rythme hypnotique.
Une montagne noire de papier froissé, un nuage de grillage, un triangle sont extraits des bords et déposés sur le plateau. A partir de là ORA (Orée) est une chorégraphie de l’accumulation, de l’agencement et de la disparition, où les trois interprètes sont engagés dans des allers-retours plateau-coulisses pour déposer, déplier, accompagner, mobiliser et faire apparaître objets, tissus, étoffes, costumes et masques. Leurs gestes façonnent des reliefs, superposent les textures, formant au fur et à mesure des pans de paysages contrastés. Dans ces mondes qui se dessinent un geste après l’autre, la couleur apparaît progressivement, d’abord par tâches localisées : carré de lumière rose translucide, gants bleus, pantalon violet, avant de couler en surfaces dans une diagonale de velours rouge épais, un tissu liquide argenté, un voile de soie rose. Le temps est lent comme la traversée d’un océan et permet de nous habituer à ce rituel de surgissements, invitant nos yeux à papillonner dans la boîte noire pour guetter d’où viendra la prochaine strate, la prochaine couleur, le prochain évènement.
Au-delà de ce travail de manipulation des objets et des matières, qui charge progressivement le plateau, les corps des interprètes sont aussi en transformation, glissant entre des identités plurielles. Le trio se fond dans des apparitions, un spectre miroitant en fond de scène, une silhouette noire qui longe un mur, des monstres sans visage à la fois doux et inquiétants, comme sortis de l’enfance, une femme à la robe rouge ou des personnages-statues rigides passent dans la lumière. Chaque trajet effectué et costume porté propose ainsi des variations de présences, et donne l’impression très particulière d’avoir affaire à des fantômes incarnés, des personnages qui affleurent à la surface sans se figer, comme si les interprètes entraient puis sortaient de la peau de ces figures tout en flottant. Silhouettes contemporaines ou archaïques, on y voit un petit prince statufié, des rois savants aux regards vides, des pantins articulés, des ombres portées… Il y a un trouble dans la temporalité à l’oeuvre dans ORA (orée), chaque image pouvant venir de mythes tirés d’un fond ancien qui nous serait commun, partagé, sans qu’il y ait besoin de mettre des étiquettes sur les références et les cultures rassemblées ici. Trouble aussi entre ce qui serait de l’ordre du minéral, du végétal, de l’animal ou de l’humain. Une fourrure est peut être un tapis de mousse, un corps une sculpture de pierre. Les animaux sont brodés sur tapisserie, empaillé, ou sous forme de peluche géante. Dans une image éclairée par intermittence flotte un air de paradis perdu dont il resterait des éclats, une jungle artificielle où des pépites d’or volent dans l’air. Il y a cette possibilité d’une nature peut-être perdue, d’un monde factice, grotesque et fabriqué.
Il faut parler aussi du travail minutieux de la création lumière et sonore qui, alliées, créent cette atmosphère épaisse, soulignent d’un son ou d’un rayon les images foisonnantes de cette pièce qui fonctionne comme une lanterne magique, à l’écriture très finement tissée, aux surgissements organisés. ORA (Orée) avance avec cette beauté de voir des sédiments d’histoires, de couleurs, de choses obscures venues des profondeurs se déposer, se réfléchir avant d’être engloutis, recouverts par le poids ou la légèreté d’un tissu, de disparaître dans un nuage de fumée.
Et la fin, comme le reste, se dévoile progressivement. Une couverture grise recouvre tout, aridité minérale qui absorbe la couleur, un feu crépite à l’oreille, les corps disparaissent. L’image dure et on se demande si la désolation est là pour rester. Mais des rayons viennent percer l’obscurité, des signaux commencent à émettre comme dans un morse silencieux, et les faisceaux font apparaître dans la nuit des aurores boréales multicolores. Vers nous. Jusqu’à nous aveugler tout à fait de leur lumière brillante. À l’orée, on découvre ainsi tout un peuplement dans lequel on est invités, reflet d’un milieu vivant que l’on peut partager. Comme un seuil de possibles, de mondes complexes, jamais univoques mais terriblement merveilleux.
Vu au Pacifique à Grenoble. Conception Vania Vaneau. Avec Marcos Simões, Daphné Koutsafti et Vania Vaneau. Scénographie Mélina Faka et Vania Vaneau. Création musicale Renaud Golo. Création Lumière Abigail Fowler. Regard extérieur Jordi Galí. Remerciements Anna Massoni et Denis Mariotte. Photo Pascale Cholette.
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