Par François Maurisse
Publié le 23 octobre 2018
Si la précédente création d’Émilie Rousset, Les Spécialistes était une performance faite pour être jouée dans des lieux passants, halls de salles de spectacles, musées ou galeries, ce nouvel opus, Rencontre avec Pierre Pica, s’installe bel et bien au théâtre. Une fois encore, la metteuse en scène puise dans une matière textuelle documentaire, ici une série d’entretiens menée avec le linguiste Pierre Pica (ancien élève et ami de la star du genre, Noam Chomsky) et la malaxe à sa façon, lui fait emprunter des chemins détournés pour en souligner toute la puissance théâtrale et pouvoir la livrer à un public de non-spécialistes.
Pierre Pica est chercheur en syntaxe comparative et dédie sa vie, depuis une quizaine d’année à l’étude de la langue indigène Munduruku, parlée par quelques 10 000 personnes dans la forêt tropicale du nord du Brésil. Poursuivant la recherche de Noam Chomsky, il envisage lui aussi la linguistique comme une discipline de psychologie cognitive. Le cerveau humain, ses modes de pensées, ses perceptions serait ainsi façonnés par le langage, qui ne serait pas culturel mais inné. Chaque langue permet alors de se saisir du monde de façon différente : les mundurukus, par exemple, n’utilisent que très peu de nombres et laissent place à l’approximation. En découvrant cette idée, le spectateur entrevoit un système de références nouveau et étranger au sien, une syntaxe fonctionnant par analogies formelles et une multitude d’autres curiosités sémantiques et cognitives.
Les entretiens sont offerts aux spectateurs tels quel. Le comédien Manuel Vallade incarne Emilie Rousset, ses surprises, son intérêt et parfois son désarmement face aux paroles du linguiste, rendues par une Emmanuelle Lafon brillante, fantaisiste et passionnante. Des oreillettes permettent aux deux interprètes de travailler au plus proche de la matière textuelle d’origine, dans toute ses intonations, mais aussi parfois ses maladresses et ses approximations. Et c’est dans ce décalage, entre le réel et sa représentation que pointe l’intérêt théâtral de ce texte. S’il tente d’étudier une syntaxe étrangère accueillant l’imprécision et une perception sensible du monde, c’est pour mieux faire sentir ses qualités là au sein même du médium. Vertigineuse et stimulante, cette rencontre entre une metteuse en scène et un linguiste permet un voyage au coeur des mondes de l’esprit et ouvre une fenêtre qui laisse entrevoir la complexité de nos constructions mentales, langagières, perceptives, cognitives, mais surtout artistiques.
Sur le plateau, de longs stores vénitiens verticaux délimitent un espace blanc, seulement meublé de deux chaises. Entre les stores, des plantes tropicales poignent. Cette installation rappelle le travail de Célia Gondol, Temporary Overlap (2014), dans lequel des feuillages semblent lentement empiéter, reprendre leurs droits dans un lieu clinique et aseptisé. Derrière les stores, l’espace se dévoile soudain, en même temps que le texte lève le voile sur un langage, un monde étranger jusqu’alors inconnu. Impossible donc de contenir la luxuriance de la pensée. On se plait alors à découvrir une civilisation organisant son savoir selon une syntaxe différente de la notre, à pouvoir sentir la possibilité de la relativité du temps et de l’espace et à s’enfoncer plus loin dans l’enchevêtrement de structures intellectuelles en mouvement.
Si Rencontre avec Pierre Pica attise la curiosité du spectateur, elle l’invite aussi à dépasser la seule expérience théâtrale. Comme tout travail anthropologique dénué d’un simple attrait pour l’exotisme, l’étude de l’étranger permet d’en apprendre plus sur soi-même. Ici, Emilie Rousset parvient à souligner l’immense potentiel poétique de la pensée scientifique, qui à l’aide d’outils propres à chacune de ses disciplines permet souvent de redécouvrir le monde, de le rendre merveilleux à nouveau, d’en brouiller les contours pour mieux les repousser. Cette rencontre, à la fois drôle, cocasse et maline encourage à déplacer notre regard sur l’humanité, qui, au delà de se laisser façonner par son environnement, n’en fini pas de l’interroger et de le construire.
Vu au Théâtre de la Cité internationale, dans le cadre de New Settings, un programme de la Fondation d’entreprise Hermès, avec le Festival d’Automne à Paris. Conception, mise en scène Émilie Rousset. Avec Emmanuelle Lafon et Manuel Vallade. Musique Christian Zanési. Collaboration artistique Élise Simonet. Lumières Florian Leduc. Son Romain Vuillet. Photo © Philippe Lebruman.
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