Par Nicolas Garnier
Publié le 20 janvier 2019
Le sentiment de honte est multiple et insidieux, il se retrouve partout où des logiques de distinctions sociales sont en jeu et se masque volontiers en espérant rester inaperçu. C’est ce dont Didier Eribon a fait l’expérience. Lui qui a d’abord fui l’homophobie de son milieu d’origine pour s’épanouir comme intellectuel gay à Paris, s’est retrouvé face à une autre honte refoulée lorsqu’il est revenu tardivement dans son village natal. À la honte sexuelle succédait une honte sociale qui avait jusqu’alors échappée à son regard critique de sociologue. Cette expérience aboutissait à la publication de Retour à Reims en 2009, ouvrage dans lequel Eribon braquait un regard de transfuge de classe sur le monde ouvrier de son enfance pour en comprendre l’évolution récente. Une décennie plus tard, le dramaturge allemand Thomas Ostermeier s’empare de cette matière vive pour l’adapter sur scène dans une pièce éponyme.
La mise en scène d’Ostermeier se présente comme le second volet d’une trilogie, au côté de Professeur Bernhardi d’Arthur Schnitzler et de La Nuit italienne, sur la montée du fascisme en Europe. Le dramaturge reprend l’inquiétude centrale de l’essai de Dider Eribon, concernant le basculement historique du vote ouvrier depuis l’extrême gauche vers l’extrême droite, et l’étend au contexte européen. C’est d’ailleurs en anglais puis en allemand que la pièce a d’abord été jouée, à Manchester puis à Berlin, avant de retrouver la langue originale du texte dans l’adaptation pour le théâtre Vidy-Lausanne.
Le projet a débuté par une adaptation vidéographique du livre, un documentaire co-réalisé par Sébastien Dupouey et Thomas Ostermeier, suivant les trajets de Didier Eribon entre Paris et Reims. Le spectacle débute au moment de l’enregistrement de la voix off, dans un décor réaliste reproduisant un studio d’enregistrement aux accents vintage. Blade Mc Alimbaye est le propriétaire de ce studio où Irène Jacob est conviée à dire la voix off, tandis que le réalisateur du documentaire, alter ego d’Ostermeier, est joué par Cédric Eeckhout.
La première partie du spectacle se présente alors comme une simple projection du film avec une voix off lue en direct. Le texte révèle rapidement toute sa subtilité et sa puissance, alliant une analyse personnelle intime à une critique sociale puissante. Les échelles d’analyse s’entrecroisent en permanence, entre l’univers domestique et les effets pesants du monde social qui s’y font sentir. Il faut toute la virtuosité de la langue d’Eribon, simple et tranchante, pour allier avec autant de justesse un esprit de système nourri d’une grande érudition sociologique et une telle attention aux singularités des corps, à commencer par celui de sa mère. L’auto-analyse de l’auteur est pénétrante et elle ne manque pas de faire mouche en décortiquant les codes sociaux qui structurent le quotidien.
L’intervention de Thomas Ostermeier se révèle davantage dans la deuxième partie du spectacle. Malheureusement, c’est aussi à ce moment-là que la remarquable tenue du propos vacille vers une critique plus brouillonne de la situation politique actuelle. Les errements de la pièce sont incarnés dans la figure du réalisateur, caricature d’artiste engagé qui s’emmêle les pinceaux à trop vouloir donner une leçon politique. Le montage du film, délaissant le cadre intime et incarné de Reims, devient maladroit et grossier, sans que l’on sache vraiment ce qui relève de la pensée d’Ostermeier ou de son alter ego. Depuis les récentes manifestations de gilets jaunes (survenues juste en dehors de l’espace Pierre Cardin) jusqu’aux déclarations d’austérité prononcées par des hommes politiques européens, pour aboutir à une séquence finale pompeuse évoquant le destin de la Gauche tout en montrant des usines de microprocesseurs automatisées, tout s’enchaîne dans un fourre-tout où il est difficile de faire sens. Toutefois, ces choix de montage pourraient relever d’une simple autodérision salutaire s’ils n’étaient pas encore fragilisés par des choix d’écriture douteux.
Par rapport au ton authentique du documentaire, les personnages sur scène sonnent creux et faux. Leurs discussions, qu’elles soient banales ou théoriques, apparaissent comme autant de poncifs n’apportant qu’un commentaire superflu au texte initial. Assumant la pensée en termes de classes du sociologue, Ostermeier croit bon de construire ses personnages avec tous les codes d’appartenance imaginables, mais les rôles sociaux si subtilement décortiqués dans l’essai deviennent, ainsi mis en scène, autant de clichés qui sont difficilement supportables. La deuxième partie révèle par contraste le brio de l’écriture d’Eribon, qui allie une pensée des déterminismes sociaux avec une attention subtile aux singularités, chose dont la mise en scène de Retour à Reims semble quant à elle dépourvue.
Vu au Théâtre de la Ville. D’après le livre Retour à Reims de Didier Eribon. Mise en scène Thomas Ostermeier. Avec Cédric Eeckhout, Irène Jacob, Blade Mc Alimbaye. Musique Nils Ostendorf. Scénographie et costumes Nina Wetzel. Musique Nils Ostendorf. Son Jochen Jezussek. Lumières Erich Schneider. Photo © Mathilda Olmi – Théâtre Vidy-Lausanne.
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