Par Marie Pons
Publié le 26 juin 2019
C’est un paysage mystérieux qui s’ouvre en fond de scène, un trompe l’oeil projeté en vidéo grand format, qui révèle une forêt aux arbres majestueux et tortueux, dont les branches pointent hors de la brume. Ce décor imposant se laisse découvrir par morceaux tout le long de la pièce, toujours dans une ambiance froide et cotonneuse, humide d’hiver. On longe une côte, le bord de l’océan, on revient dans les brumes, on est sur une île. C’est Madère qui nous apparaît par pans, terre de Dançado com a Diferença, compagnie de danse inclusive qui y est établie depuis sa fondation en 2001 par Henrique Amoedo, et dont la rencontre avec la chorégraphe La Ribot donne lieu à cette création. Partir du lieu est important ici, car si dès le titre on nous promet une Happy Island, le paysage que l’on découvre est d’emblée surprenant, nous éloigne de ce que l’on collerait comme image toute faite sur cette île subtropicale et volcanique, chaude et luxuriante, alors que la sinuosité de ces arbres qui percent la lumière fantomatique suggère plutôt des images de films fantastiques, de forêts sorties tout droit de l’imaginaire d’un Tim Burton. Comme en creux, Happy Island se dérobe ainsi sans cesse à ce que l’on croit en circonscrire et en attraper, déplace notre regard et nous laisse avec un semis de points d’interrogations à mesure que la pièce avance.
Car plus qu’un décor cette forêt primaire qui dégage une grande force est un milieu vivant, d’où émergent et s’ébattent des personnages à la force tout aussi affirmée. Deux d’entre eux sont déjà sur le plateau alors que les images défilent sur l’écran, un vif d’or tout en combinaison scintillante très affairé à courir et bondir d’un bord à l’autre du plateau, et une silhouette assise de dos, vêtue d’un short argenté. Une troisième présence arrive depuis les coulisses, une jeune femme en fauteuil roulant et en combinaison intégrale imprimée peau de serpent qui, une fois arrivée bien au centre, entame un solo fascinant où la danseuse se glisse hors de son fauteuil, jusqu’au sol, pour entamer le geste de s’attacher les cheveux, qui devient par sa trajectoire, tout en tremblements incontrôlés, une vraie traversée. Ses cheveux attachés lui permettent de poser sur sa tête une coiffe multicolore de carnaval et à présent allongée, alanguie ainsi parée, elle s’inscrit comme une odalisque sur le noir du plateau. Elle ouvre par sa présence une série de soli où chacun.e des cinq interprètes nous donne à voir des aspects de sa personnalité, de ses désirs ou de son moi rêvé. Il y la danseuse feu-follet vêtue de cascades de tulle rouge qui prend l’espace pour livrer ce qu’on lit comme un manifeste pour une sexualité libre, la gymnaste extra-souple au short argenté qui évolue tout en arches et en renversements, la danseuse à la combinaison dorée qui revient prendre la lumière dans un duo où une ribambelle de réflecteurs or et argent dessinent des soleils après lesquels elle court pour en capter les rayons furtifs, jusque dans les gradins.
Ces longues plages de solo questionnent une temporalité à laquelle on est peu habitués. Chaque moment dure et on mesure l’effet produit : notre regard change sur les corps en scène, brodent autour et avec eux, prolongent de possibles histoires et fantasmes à mesure que les personnages évoluent, habillés chacun.e d’une ambiance sonore, de lumières choisies pour en faire une collection de portraits. Espace du rêve, du désir, drôlerie, indiscipline, plaisir pur d’être en mouvement se mêlent ainsi, dans une écriture qui fait pousser des élans de libertés plurielles sur sol accidenté, avec des creux, des flottements et des questionnement qui jalonnent le parcours. Comme en réponse, lorsque notre attention revient au film, toujours projeté en toile de fond, signé par la cinéaste portugaise Raquel Freire, les images montrent à présent l’ensemble des membres de la compagnie, soit une vingtaine d’interprètes, comme une horde joyeuse et débraillée, qui s’adonne à une bataille de corps mêlés, et dont les silhouettes deviennent géantes en regard de celles qui vivent en direct sur le plateau.
Avec justesse le site de La Ribot décrit une pièce site-people-specific, soit taillée sur-mesure autant avec le paysage qu’avec les personnalités qui y vivent, le façonnent et lui répondent. On repense alors à la condition insulaire de la compagnie et à l’isolement d’un corps que peut générer le handicap. Le travail tenté dans cette collaboration est une forme de visite d’un territoire étrange, qui révèle en son sein, si l’on s’aventure au coeur de la forêt, des couleurs, des flamboyances et des fulgurances d’oiseaux de paradis rares, qui déploient leur liberté singulière et finalement joyeuse.
Vu au festival Latitudes Contemporaines. Direction et chorégraphie, La Ribot. Avec Joana Caetano, Sofia Marote, Bárbara Matos, Maria João Pereira, Pedro Alexandre Silva. Réalisation du film, Raquel Freire. Lumières Cristóvão Cunha. Collaboration artistique, Josep María Martín. Collaboration chorégraphie Telmo Ferreira. Photo © Júlio Silva Castro.
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