Par François Maurisse
Publié le 11 juillet 2018
Après Subject to change et Farci.e, qui mettaient déjà en exergue les multiples façons dont les corps sont construits par les structures sociales et les diverses assignations, Sorour Darabi signe avec Savušun sa troisième création solo. L’artiste y continue son travail de chorégraphe en mettant en jeu ses racines culturelles iraniennes, pour les subvertir, leur rendre hommage. Il-elle les charge également d’une nouvelle expérience de la fluidité, de la non-fixité des corps face aux différentes catégories que peuvent représenter les genres, les races, les sexes ou les classes.
En Iran, à Shiraz, dans la ville d’où Sorour Darabi est originaire, un jour de l’année est nommé Savušun, ou Siavashun. Cette fête est l’occasion de commémorer la mort du légendaire Siyāvash, prince perse qui, pour avoir refusé ses avances, est trahi par sa propre belle-mère, exilé, puis assassiné. Lors de ces fêtes, il s’agit de glorifier, de célébrer, mais aussi de se lamenter, de laisser aller son chagrin à l’occasion de grandes réunions collectives. Ici, le-la chorégraphe creuse l’espace pour un rituel singulier, dont l’origine, les protocoles et les effets lui sont tous personnels : faire fi des instances de domination, assumer ce qui lui est unique, pleurer ses béances et leur réciter des louanges.
Enveloppé-e dans une grande cape noire, Sorour Darabi arpente le plateau : avant toute chose, il s’agit de prendre possession de cet espace, de l’explorer pour en faire un espace de liberté. Il-elle chante d’une voix un peu nasillarde, ni féminine, ni masculine. Lorsque la cape est finalement à terre, c’est un torse poilu présentant de petits seins duveteux qui s’expose fièrement face au public. Dans une lumière orangée rappelant le vacillement de bougies, l’atmosphère est feutrée. Le bruit des pas est étouffé par une épaisse moquette noire et mate occupant tout le sol.
Comme s’il s’agissait de paganiser des rituels religieux, le-la danseur-se procède lentement, sûrement, tant est si bien qu’il nous semble qu’il-elle emprunte des gestes ancestraux pour se les réapproprier. Il-elle ôte une à une les bougies qui formaient autour de sa taille une sorte de ceinture d’explosifs, les allume et les enfonce dans sa bouche. Des vas et viens, de lentes succions viennent teinter la messe d’une dose d’irrévérence. Les codes religieux, protocolaires, sans-âges, sont retournés, et rappellent certaines pratiques sexuelles SM. Lorsque Young & Beautiful de Lana Del Rey retentit à plein volume, les lamentations s’inscrivent contre les diktats du paraître, des instances de domination et des assignations du genre. Alors que des gouttes de cire brûlantes coulent et s’écrasent sur ses jambes, ses mains, ses bras, le corps étendu au sol devant nous est intrinsèquement ambivalent.
Défaire ses liens, son genre, la multitude de noeuds qui soumet son corps au social, passe, en français surtout, par un renversement du langage. Si en farsi les personnes, les objets et les concepts n’ont pas de genre, le français pousse celui qui l’utilise à se définir, à s’assigner à chaque instant. Sorour Darabi récite un long monologue en forme de lettre ouverte à un homme qu’on imagine être son père. Prenant une place ambigüe, il-elle est à la fois fils-fille prodigue et sujet désirant, sommant un père militaire de se souvenir et d’accepter. Si la violence est changée en tentation, la tendresse prend parfois des allures incestueuses. Aucune retenue dans ce récit mêlant fantasme et réalité, mais l’assomption absolue d’une fascination pour les caractères associés à la masculinité, la figure paternelle, virile, au gros ventre poilu, qui représente à la fois la sévérité de la domination et l’objet d’un désir brûlant.
Quand le récit et la pesanteur solennelle s’échappent dans l’écriture chorégraphique, les gestes sont paradoxalement très tenus. C’est un petit personnage timide qui produit une danse ondulatoire, comme motivée par un mouvement intérieur, partiellement dissimulé, souvent de dos. Entre vulnérabilité et regard de défi, entre fragilité et grande force émancipatrice, Sorour Darabi confirme avec ce spectacle son charisme fascinant. Loin de faire de sa propre non-binarité le seul sujet de son travail, ou son unique intérêt, Sorour Darabi signe une oeuvre qui assume pleinement le potentiel performatif et émancipateur d’un corps non assigné sur un plateau. Et c’est assez rare pour être souligné.
Vu au Centre National de la Danse à Pantin, dans le cadre de Camping. Conception, chorégraphie, interprétation Sorour Darabi . Musique Pouya Ehsaei. Création lumière Jean-Marc Ségalen et Yannick Fouassier. Dramaturgie Pauline le Boulba. Photo © Otto Zinsou.
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