Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 30 septembre 2023
Artiste engagée au croisement de la danse, du théâtre et de la performance, Silvia Gribaudi interroge depuis de nombreuses années notre manière de regarder les corps, sur scène comme dans la vie. Avec humour, autodérision et une profonde humanité, elle s’attache à déconstruire les normes, à déplacer les regards, et à ouvrir des espaces de liberté pour chacun·e. Sa pièce Graces s’inspire des Trois Grâces de Canova, allégorie de la beauté idéale à travers trois figures féminines mythologiques, pour en proposer une relecture contemporaine, joyeuse et collective. Entourée de trois interprètes masculins virtuoses, elle détourne les codes de la sculpture classique et du ballet pour explorer, à travers le jeu et la complicité, ce que « grâce », beauté ou virtuosité peuvent signifier aujourd’hui.
Silvia, ton parcours t’a menée d’un idéal de perfection à une danse plus libre et singulière. Quels sont les enjeux ou les questionnements qui traversent tes créations aujourd’hui ?
J’ai toujours été passionnée par le ballet classique, depuis toute petite. Pendant mes études, la danse m’a offert un moyen d’apaiser, d’organiser le tumulte de mes émotions intérieures. Elle m’a aidée à gagner en confiance, à me sentir libre, à habiter pleinement qui je suis. Avec le temps, j’ai peu à peu abandonné l’idéal de perfection que je poursuivais, et j’ai trouvé le courage de remettre en question ma place, mes repères, pour aller vers quelque chose de plus en accord avec ma vision, au-delà des conventions. Je crée, j’interprète et j’enseigne depuis de nombreuses années maintenant, et ces trois pratiques s’enrichissent mutuellement. Cette diversité d’approches, nourrie par la curiosité et les rencontres, m’a permis d’explorer une grande variété de langages chorégraphiques. Aujourd’hui, chacun de mes projets, chaque création que je porte, questionne et célèbre le corps collectif et social.
Peux-tu retracer la genèse de Graces ?
Ce projet est né d’une invitation de Roberto Casarotto, alors directeur artistique du festival B-Motion à Bassano del Grappa, en Italie. Il m’a proposé de travailler à partir d’un dessin des Trois Grâces d’Antonio Canova, conservé au Musei Biblioteca Archivio. Ce fut le point de départ de toute cette recherche. Très vite, j’ai commencé à réfléchir aux symboles que ces figures véhiculent, et à la façon dont je pouvais les transposer sur scène. Comment représenter des corps, leurs individualités, leurs beautés, au-delà des stéréotypes et des canons traditionnels ? C’est cette question qui a guidé le projet. J’ai ensuite invité le dramaturge Matteo Maffesanti, ainsi que les danseurs Matteo Marchesi, Siro Guglielmi et Andrea Rampazzo à me rejoindre dans cette aventure. J’ai choisi de travailler avec eux parce que j’y ai reconnu quelque chose de profondément gracieux, beau, et virtuose, chacun à sa manière. Tous ont apporté une grande sensibilité, et beaucoup de générosité. Le processus a été nourri par une vraie complicité, et un immense plaisir à danser ensemble. Je crois que l’une des forces de Graces réside justement là : dans cette joie partagée, simple et authentique, d’être en mouvement à plusieurs.
Comment cette oeuvre a-t-elle été un point de départ pour approfondir les thèmes que tu abordes habituellement dans ton travail artistique ?
La sculpture des Trois Grâces représente trois déesses, filles de Zeus, porteuses de splendeur, de joie et de prospérité. J’ai trouvé intéressant de partir de cette œuvre classique pour en questionner les codes et tenter de la réinventer à travers le corps vivant, sur scène. Depuis toujours, j’ai à cœur que mon travail invite à réfléchir sur la manière dont nous regardons le corps de l’autre, comment nous l’identifions, comment nous le jugeons. Le regard peut être un outil puissant, mais il peut aussi devenir destructeur. Le jugement, en particulier, peut fragiliser n’importe qui. Avec Graces, comme dans l’ensemble de mon travail, j’essaie de déconstruire ces mécanismes : interroger notre perception, notre tendance à évaluer, à classer les corps selon des normes. Je suis convaincue que l’art, et en particulier la scène, peut participer à éveiller les consciences, à déplacer les regards et, peut-être, à faire évoluer certaines mentalités.
Peux-tu donner un aperçu du processus de Graces ?
Le processus de création de Graces a été profondément joyeux. Je suis très reconnaissante envers l’équipe avec laquelle j’ai travaillé : ils m’ont montré qu’il est possible de rester dans une « légèreté profonde », et de transformer les obstacles en beauté, en poésie. Leur manière de rendre visibles les liens, même dans la fatigue ou l’effort, notamment à travers un simple regard, est quelque chose de très précieux. Tout au long du processus, nous avons ouvert régulièrement le studio à des spectateurs locaux. Ces échanges nous ont permis de tester le matériau, mais surtout d’entrer en dialogue avec le public. Ces conversations ont été essentielles pour mieux comprendre la portée relationnelle de notre travail. J’ai aussi voulu laisser de la souplesse dans la structure de la pièce, pour que chaque représentation reste un espace de jeu, de plaisir partagé. Pour nous, Graces est un véritable terrain de jeu, que nous avons toujours autant de joie à habiter ensemble, soir après soir.
L’humour est un élément essentiel de ton travail. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette forme d’adresse ?
Pour moi, l’humour est bien plus qu’un simple ressort de divertissement : c’est un véritable outil de travail, une technique à part entière, exigeante et subtile. Il s’apparente à une danse complexe, qui demande une attention constante, une grande capacité d’observation, et une écoute fine. L’humour a cette capacité unique de brouiller les frontières entre le jeu et la réalité. Dans mon travail, il se déploie souvent à travers des structures d’improvisation souples, qui laissent place au silence, au rythme, à l’inattendu, autant d’espaces propices à faire surgir une situation comique. Ce qui m’intéresse aussi, c’est le pouvoir discret, presque insidieux, de l’humour et de l’autodérision pour désamorcer des tensions, renverser des stéréotypes, et interroger les inégalités. Bien sûr, je ne pense pas que mon travail changera instantanément les mentalités. Mais j’espère qu’il peut, à sa manière, élargir les perspectives, ouvrir des brèches, faire résonner d’autres façons d’être au monde. Je crois profondément qu’il est possible de vivre ensemble en acceptant nos différences, et que l’humour est un formidable levier pour y parvenir.
Chorégraphie Silvia Gribaudi. Dramaturgie Silvia Gribaudi, Matteo Maffesanti. Avec Silvia Gribaudi, Siro Guglielmi, Matteo Marchesi, Andrea Rampazzo. Création lumière Antonio Rinaldi. Costumes Elena Rossi. Photo © Giovanni Chiarot.
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