Photo Nora Houguenade scaled

Smaïl Kanouté, Yasuke Kurosan

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 10 novembre 2022

Engagé dans une pratique pluridisciplinaire entre les arts visuels et la danse, Smaïl Kanouté travaille actuellement sur un triptyque de courts-métrages dansés sur la condition de la communauté noire dans le monde et à différentes époques. Pour le second volet de ce projet, l’artiste est parti sur les traces de Yasuke Kurosan, un esclave devenu samouraï au XVIe siècle. Avec l’envie de créer de nouveaux dialogues imaginaires entre les cultures africaines et asiatiques, il réunit et invite une équipe de danseur·euse·s Afro-asiatiques et Afro-européen·ne·s à puiser dans leurs héritages et leurs racines pour se raconter à travers la figure de ce samouraï africain. Dans cet entretien, Smaïl Kanouté partage les rouages de sa démarche artistique et revient sur le processus de Yasuke Kurosan.

Yasuke Kurosan est le second volet d’un triptyque sur la condition de la communauté noire dans le monde et à différentes époques. Pourriez-vous retracer l’histoire de cette trilogie et les grandes questions que vous abordez dans ce projet au long cours ?

Dans mon travail, je m’intéresse essentiellement aux langages et comment leurs rencontres peuvent créer de nouveaux imaginaires. Ces quatre dernières années, une grande partie de ma recherche à donné lieu à un triptyque de courts-métrage que j’ai ensuite décliné et approfondi en pièces chorégraphiques et plastiques. Chaque volet de ce projet parle de la condition de la communauté noire à travers différentes époques et différents endroits de la planète. Ce qui m’intéresse ici, c’est comment cette communauté a évolué au fil des siècles en rencontrant d’autres cultures et comment s’est formalisé cet imaginaire dans la musique, la danse, le cinéma, la littérature, l’art contemporain ou encore dans l’afro-futurisme qui est pour moi l’un des seuls moyens de nous reconnecter avec nos racines dont nous avons été coupés par l’histoire de la mondialisation. Chaque pièce est l’occasion pour moi de rafraîchir des pensées et des histoires que nous avons oubliées ou cachées dans cette modernité. Dans le premier volet de ce projet, Never Twenty One, j’aborde l’urgence de créer de nouvelles danses et musiques pour exister dans des environnements régis par la violence des armes à feu. Dans le second volet, Yasuke Kurosan, je suis parti sur les traces de Yasuke Kurosan, un esclave devenu samouraï au XVIe siècle avec le désir de collaborer avec des danseur·euse·s Afro-asiatiques et Afro-européen·ne·s concerné·e·s par cette identité métisse. Dans le troisième volet à venir, je souhaite explorer la philosophie vaudoue dans la danse, notamment à travers la recherche de l’équilibre entre le visible et l’invisible.

Pour Yasuke Kurosan, vous êtes partis au Japon sur les traces de l’unique samouraï noir de l’histoire. Comment avez-vous découvert son histoire ? Pourriez-vous retracer la genèse de ce projet ?

J’ai découvert Yasuke Kurosan lorsque j’étais adolescent, en regardant le manga animé Afro Samurai. C’est en cherchant sur internet « Afro Samouraï » que je suis tombé par hasard sur l’histoire de ce samouraï africain qui a vraiment existé au XVIe siècle. J’ai un souvenir très net de la photo d’archive qui illustrait l’article : un homme noir au milieu de Japonais, qui n’était bien sûr pas Yasuke Kurosan mais qui était utilisé symboliquement pour imager cette histoire. En 2019, dans le cadre de ma pratique de graphiste, j’ai exposé une série d’affiches dans lesquelles dialoguent motifs africains, japonais et aborigènes. Suite à ce premier travail graphique, j’ai eu envie de creuser cette intuition autour des liens entre ces deux cultures. Je me suis alors souvenu de l’histoire de ce samouraï africain et j’ai eu envie de partir sur ses traces. Quelques mois plus tard, je suis donc allé au Japon avec le photographe Abdou Diouri pour tourner un court-métrage de danse sur son histoire et la trace moderne de cette rencontre entre l’Afrique et le Japon. Ce voyage a été une expérience très forte pour moi car j’ai pu performer avec des ninjas, des samouraïs et des danseur·euse·s Afro-japonais. De ce court-métrage est né l’envie de créer une pièce pour la scène…

Pour ce projet plateau, vous avez collaboré avec une équipe d’artistes Afro-européen·ne·s et Afro-asiatiques. En quoi cette spécificité était déterminante pour vous ?

Avec ce nouveau projet, je souhaitais aller chercher cette nouvelle identité qui peut se créer lorsque nous rencontrons une autre culture. Il était donc très important pour moi de collaborer avec des interprètes Afro-asiatiques et Afro-européen·ne·s car ils sont de facto concernés par cette identité métisse. Yasuke Kurosan est le symbole de cette nouvelle création identitaire au croisement de différentes cultures. Nous sommes tous des samouraï africains dans le sens où nous sommes tous des enfants d’immigrés qui ont créé leur propre identité à partir de leur héritage et de la culture du pays d’accueil de leurs parents. L’écrivain palestinien Mahmoud Darwish disait que l’identité n’était pas seulement un héritage mais une création. À partir de nos histoires personnelles respectives, j’ai proposé de créer de nouveaux dialogues imaginaires. J’ai proposé à chaque interprète de danser avec leurs propres ancêtres, de puiser dans leur vie et leurs cultures pour qu’ils puissent se raconter à travers la figure de ce samouraï africain.

Pourriez-vous partager le processus chorégraphique de Yasuke Kurosan ? Avez-vous développé des outils d’écriture spécifiquement pour ce projet ?

Lorsque j’ai débuté ce projet, j’ai tout de suite pensé cette pièce de manière graphique et sensorielle, à la croisée des cultures africaines et asiatiques. J’ai proposé aux interprètes de puiser dans un catalogue de gestes issus de danses africaines, des danses urbaines, des arts martiaux asiatiques (comme le Viet Vo Dao, le Tai chi, le Kung Fu, etc.) et de voir comment on pouvait basculer d’un geste à l’autre. En plus de ce vocabulaire, j’ai aussi apporté des références plus spirituelles, comme la symbolique des étoiles dans la cosmogonie dogon, des chants traditionnels, des légendes africaines, et chacun·e a aussi partagé des danses ou des mouvements qui sont issus de leur pratiques chorégraphiques respectives. De plus, en janvier 2022, j’ai eu la chance d’être invité au festival Faro Foni Waati à Bamako et de collaborer durant trois semaines avec des danseur·euse·s africain·e·s à partir de cette recherche initiale autour de Yasuke Kurosan. De cette rencontre est née une première performance qui a été une grande source d’inspiration pour la suite du processus. De retour à Paris, j’ai ainsi partagé à l’équipe de nouvelles partitions chorégraphiques inspirées de danses guerrières du Mali, Sénégal, Burkina Faso, Togo, Ghana… Sans ce voyage en Afrique et la rencontre avec ces danseur·euse·s africain·e·s, la pièce aurait été vraiment différente.

En tant que chorégraphe, votre écriture s’articule toujours avec la musique et la lumière. Comment avez-vous abordé ces deux médiums dans Yasuke Kurosan ?

En effet, la lumière et la musique occupent toujours une place essentielle dans la dramaturgie de mes pièces. Dans Yasuke Kurosan, la lumière et l’obscurité participent énormément à l’écriture de la danse. Pour moi, la lumière est le visible de l’invisible : elle représente l’énergie de la vie et de la mort, le passé, le présent, le futur. Avec le scénographe Olivier Brichet, nous avons travaillé la lumière de manière symbolique en nous inspirant des mêmes références que j’avais apporté pour la danse. Par exemple, dans la cosmogonie dogon, chaque personne vivante ou décédée possède une étoile dans le ciel. De petits points lumineux au sol font donc référence à nos ancêtres qui nous accompagnent dans la création de notre identité. Aussi, étant donné que nous n’avons pas de représentations véridiques de Yasuke Kurosan, jouer avec l’obscurité a permis de suggérer sa figure à travers nos différentes silhouettes et visages car, au final, en tant que métisses ou enfants d’immigrés, nous sommes en quelque sorte toutes et tous des Yasuke. Pour la musique, j’ai proposé à Julien Villa d’imaginer un voyage qui fait des aller-retour entre l’Afrique et l’Asie ou de créer des sonorités hybrides qui s’inspirent de musiques traditionnelles, urbaines, symphoniques ou électroniques. Ce métissage sonore s’inscrit dans la même démarche que pour la danse, avec l’envie de créer de nouveaux  dialogues imaginaires entre les cultures. 

Chorégraphie Smaïl Kanouté. Avec Aston Bonaparte, Felicia Dotse, Smaïl Kanouté, Kandé Magassa, Kim Evin, Salomon Mpondo-Dicka, Aisi Zhou. Assistanat chorégraphie Moustapha Ziane. Création sonore Julien Villa. Scénographie et création lumières Olivier Brichet. Régie lumière Josselin Allaire. Régie son Paul Lajus. Création costumes Xuly Bet. Création Art-numérique Guillaume Stagnaro. Photo Nora Houguenade.

Les 17 et 18 novembre 2022 à l’Espace 1789 à Saint Ouen
Du 10 au 16 mars 2023, à la MC93 à Bobigny , New Settings / Fondation d’entreprise Hermès